Qu’est-ce à dire ? User de paraboles, comme le Christ, c’est choisir de laisser filtrer la vérité – qu’on ne saurait énoncer directement – dans des récits qui la signifient de biais. Construire un fragment de fiction autobiographique sur un enchaînement de neuf paraboles, telle est la contrainte que s’impose ce romancier secret, cet homme de théâtre qui excelle non dans le linéaire mais dans le fragmenté, ce qui peut se découper en « scènes ».
Le prétexte immédiat qui s’offre alors à lui pour le forcer dans ses retranchements, c’est la découverte d’un journal intime de son père, dont neuf pages ont été arrachées et brûlées – les plus explicites, les plus inconvenantes sans doute. L’épouse, une fois veuve, a procédé à cette exécution, qui aurait dû être totale, mais à la dernière minute elle a plongé sa main nue dans le foyer et sauvé des flammes l’essentiel. Pourquoi cette fureur, pourquoi ce remords ?
Autour de cette énigme lancinante qui assaille le vieil écrivain vont inlassablement tourner les paraboles, en même nombre que les pages arrachées, mettant au jour des détails qui parfois se recoupent, d’autres fois non, fouillant un passé oublié, occulté plus souvent car le jeune garçon l’a vécu mais la mémoire, des décennies plus tard, se révèle défaillante ou volontairement dissimulatrice, et de toute façon défaire les nœuds embrouillés d’histoires de famille est épuisant. Dans la Suède rurale, au nord de Stockholm, vers le milieu du XXe siècle, la famille enserre encore en effet l’existence individuelle de toutes parts. La mère a beau être une manière d’intellectuelle – elle est institutrice –, la vie qu’elle mène avec le père et le garçon, futur narrateur, ressemble à celle des paysans, dans un contexte de parcimonie (c’était aussi le cas en France avant 1945), de froid hivernal sévère, de neige, de chasse au renard. Mais, à la différence de notre pays, fortement déchristianisé même à la campagne depuis Jules Ferry et le petit père Combes, le quotidien suédois – scandinave en général – reste en ce temps-là comme accablé de religion, donc environné, balisé, claquemuré d’interdits, notamment sexuels, et tous croient dur comme enfer aux châtiments divins qui ne manqueront pas de s’abattre sur les reins et les cœurs noyés dans le péché.
Ce monde de l’enfance criblé de maximes édifiantes en dialecte, de préceptes et de pratiques auxquels il serait vain de résister parce qu’ils émanent d’une mère dévote mais aimante, persuadée qu’elle doit en permanence préserver son enfant du démon, comment s’en évader ? On croit comprendre que la cuite systématique sera pour le narrateur adulte, qui voit en « ce pochard de Sibelius » un frère finlandais (mort en 1957, lorsque l’écrivain a vingt-trois ans, après avoir vainement travaillé, les trente dernières années de sa vie, à une huitième symphonie qu’il finit par détruire), une manière de solution, néanmoins sans autre issue que l’humiliante cure de désintoxication.
Il serait peut-être possible aussi d’échapper à l’atmosphère mortifère d’incessants commandements en agissant comme « la tante Valborg ». Le jour où « l’oncle Birger », membre confit en dévotion d’une société de tempérance, la somme grossièrement de répondre à la question « où en es-tu au fond, avec le Sauveur Jésus-Christ ? », elle répond que ce dernier est resté insensible à sa détresse quand son mari est mort d’une pneumonie, la laissant veuve éplorée et sans secours, et que, depuis, « cette histoire de Sauveur ça n’est pas pour moi », ce qui cloue le bec à l’indiscret questionneur. Seulement voilà, il y faut « l’courage », et la plupart en sont dépourvus (parabole III « de la tante qui eut l’courage »).
Pourtant, une autre issue existe, tout différente, à l’éternelle macération dans la culpabilité. Cette issue, le livre la cherche avec obstination, se rapprochant insensiblement, comme par prudence ou en conséquence d’une ancienne promesse de ne jamais dire « le plus intime », de la source unique et pure de la liberté. Les premières paraboles sont autant de cercles concentriques, au diamètre de plus en plus faible, à l’inverse exact de l’effet produit par une pierre lancée à la surface calme d’un étang. La bobine cinématographique des instants remémorés se déroule à l’envers et enfin voilà la parabole IV, celle de « la femme sur le plancher de pin sans nœuds ».
Ce long passage constitue, à peu près au centre du livre, un enchantement romanesque total et sûrement une des plus belles évocations d’initiation érotique que j’aie jamais lues, parfaite d’honnêteté et de tranquille refus des pudicités bien-pensantes, parfaite de beauté païenne, vibrante. Le narrateur y est jeune garçon vierge de quinze ans. La femme, de trente ans plus âgée, une touriste qui a loué une maison du coin pour y passer un été solitaire, profite de l’intrusion fortuite du gamin pour assouvir, en communion charnelle avec son désir à lui, le besoin trop longtemps sevré qu’elle a d’un homme.
La scène pourrait être seulement explicite, saine et sensuelle, comme chez le cinéaste Bergman dans les rares films à peu près exempts de tragique qu’il a signés (Un été avec Monika, Sourires d’une nuit d’été, par exemple). Elle est beaucoup plus que cela, car celui qui saisit soudain l’incomparable beauté de la chair toute nue, sans autre but que l’orgasme commun, sans exercice d’aucun pouvoir, sans mélange de pensées adventices, dégradantes bien sûr mais aussi bien valorisantes, celui-là est sauvé du coup, le mot n’est pas trop fort, illuminé jusqu’au plus intime de sa sensibilité par l’évidence de ce que Breton appelle « l’explosante-fixe », nom poétique de l’amour partagé, qui n’est que rencontre physique de deux égaux, accordés pour toujours dans l’avenir et le souvenir.
Ainsi les paraboles qui retracent les tentatives ultérieures puis ultime du narrateur pour retrouver celle à qui il est redevable de l’extatique découverte du corps en gloire, bien qu’apparemment écrites pour relater des échecs successifs, ne sont-elles nullement des récits désespérés. Une première fois, celui qui a maintenant vingt-trois ans essaie de renouer avec la femme, toujours belle mais davantage marquée par l’âge. Les retrouvailles ont lieu sur un quai de gare, lieu déceptif par excellence. Lui est plein d’une attente absurde de recommencement, elle refuse net, sans doute pour ne pas gâcher ce qui a été pour elle aussi un éblouissement. Pourtant, le bilan doux-amer de l’épisode est moins négatif qu’on aurait pu s’y attendre.
Quant à l’admirable parabole finale, celle du « second retour de Jésus-Christ », elle confronte l’écrivain vieilli à son amour mort, mais l’invitation inattendue aux funérailles de la dame initiatrice fait surgir du néant la nièce de celle-ci. Dans cet épilogue à l’émotion puissante et contenue, un tel retour de jeunesse et de gaîté, la jeune fille espiègle et mutine quittant le cimetière sur son vélo, met un rayon de soleil suédois d’autant plus miraculeux qu’on ne compte guère le voir briller sur des tombes.
Un lecteur français, devant ce roman d’amour dont l’unique événement amoureux crucial, qui a rempli toute une existence, n’a pas duré plus de trois heures, « sur le plancher de pin sans nœuds » d’une demeure de passage, pense irrésistiblement à la fin de L’Éducation sentimentale et à l’exclamation de Frédéric revoyant le bordel qui enchanta son adolescence : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » Quel abîme de différence entre le ricanement sans joie de Flaubert et l’étrange allégresse nordique ! Faut-il avoir été saoulé de dogmes castrateurs pour apprécier à son juste prix la délivrance qu’apporte le véritable amour lavé de tabous ? Voilà qui aurait fait frémir les surréalistes, et qui est faux, heureusement. Mais la tristesse qu’inspire le texte flaubertien est incurable et l’abus de patenôtres n’y est pour rien. Serions-nous plus nihilistes que les cousins du Danois Kierkegaard ?
Maurice Mourier
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