Inutile de dire que le principal détenteur du secret de ces maisons ouvertes est celui ou celle que l’on appelait jadis le ou la concierge, le pipelet ou la pipelette, avant de les honorer du titre de gardiens d’immeuble. Dans Le Génie de l’éléphant, il s’agit du tout simple concierge d’une petite résidence des beaux quartiers de Rome. Tout simple mais peu ordinaire, puisqu’on apprend très vite qu’il s’agit d’un curé de soixante-cinq ans, Pietro, qui a « abandonné Dieu » parce qu’il ne l’aime plus. Il fait sans doute le choix de cette modeste fonction par humilité, mais surtout parce que le fait d’occuper la loge (assez sordide) du petit immeuble l’aidera à résoudre un problème très très important pour lui. Il joue honnêtement le jeu, balayant et lavant à genoux les escaliers, distribuant le courrier, transmettant messages et paquets, bavardant au passage avec chaque locataire et devenant rapidement l’ami de tous. Il est à la fois ouvert aux autres et réservé. Ce qui rend plus surprenant le fait que, dès que les occupants d’un certain appartement sont partis, il y pénètre, fouille sans la moindre honte armoires et tiroirs, et va jusqu’à dérober quelques objets, à première vue insignifiants.
Parallèlement, on apprend peu à peu, par des sortes de « vignettes », ce que fut l’histoire de Pietro. À la suite d’un banal incident de rue, le jeune et beau prêtre (il ressemble à Mastroianni) fait la connaissance d’une jeune fille, dont on ignore le prénom, mais qu’il appelle « la sorcière ». Une jolie sorcière, évidemment, qui lui confie un terrible secret. Rapprochés par cette confession, ils se cherchent et se fuient, et finissent, un jour, une seule fois, par consommer leur amour. Après cette épiphanie, le jeune curé retourne à sa paroisse, et la jeune fille au fiancé qu’elle doit épouser quelques jours plus tard. On imagine tout de suite qu’il y a un rapport entre cette trop brève idylle et l’intérêt que Pietro porte au docteur Luca Martini. Mais le lecteur doit découvrir lui-même la clé de ce mystère.
Du reste, il n’y a pas que cela dans ce bon roman. On entrevoit, comme prévu, la vie de quelques locataires : celle de l’avocat, inconsolable de la mort de son compagnon, cultivé, caustique et amer, mais sans doute le meilleur ami de Pietro. Sa fin sera conforme à son désenchantement. Celle de Paola, la veuve sexuellement frustrée et très « demandeuse », mais tout entière dévouée à son fils, Fernando, moitié génial moitié demeuré et éternellement amoureux. Mais, avant tout, la vie du docteur Martini, de sa femme Viola et de sa petite fille Sara : une famille modèle qui « paraît » heureuse et solide. Tous ces personnages hétéroclites finissent par former une petite communauté, qui se réunit souvent dans la loge, organise de petites fêtes et fait même des parties de campagne. Durant ces chaleureuses rencontres, Pietro, aimé de tous, a le don d’amuser Sara ou Fernando en faisant des ombres chinoises avec ses mains : pour le plus grand bonheur de ces deux innocents, un perroquet ou un éléphant bougent, comme des vrais, sur le mur blanc, d’où le titre.
Cette intrigue, bien organisée, qui se déploie sur deux plans, comporte plusieurs messages. La valeur primordiale de l’amour, sous toutes ses formes : entre un homme (fût-il prêtre) et une femme, entre un homme et un homme (l’avocat), l’amour permis ou défendu, l’amour paternel aussi, qui devient, aux dépens de l’amour divin, la raison de vivre de Pietro, la bonne entente entre des individus qui n’ont au départ aucun point commun. Le dévouement illimité du médecin pour ses malades. Mais l’amour va de pair avec la mort, et Pietro accompagne souvent son cher docteur auprès de très jeunes malades condamnés, en n’hésitant pas à le seconder dans sa pratique secrète de l’euthanasie. C’est dire que le roman est substantiel, bien loin de la fugacité des ombres chinoises.
Marco Missiroli a obtenu le prix Campiello pour son premier roman. Celui-ci est le quatrième et laisse présager que cet écrivain s’imposera.
Monique Baccelli
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