Classique, en somme, dans un sens très particulier : la société secrète des amateurs de « fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique », comme dit Rabelais au chapitre II de son Gargantua, y trouvera largement son compte et s’esbaudira, en suivant notamment sur cent pages une « intrigue » qui ne repose que sur l’effort accompli par le narrateur pour suivre à la trace les déambulations d’une fourmi en milieu urbain. Ils croiseront même d’anciennes connaissances, membres de l’emblématique famille Moindre, dont les activités fantastiquement banales donnent, ici comme ailleurs, une idée de l’infini.
Quant à la notion de fiction pure, il convient de l’expliquer. Depuis ses débuts, Éric Chevillard, dans la mouvance du Nouveau Roman mais en poussant à l’extrême certaines des exigences formelles postulées par cet héritier de l’art pour l’art, s’est imposé de refuser tout le système prétendument naturel du roman réaliste traditionnel. Histoire vraisemblable, personnages plausibles, progression dite dramatique, rien de tout cela ne fonctionne de manière attendue dans ses livres. Mais le verbe « s’imposer », appliqué de surcroît à un auteur aussi soucieux de la propriété des termes, n’est ici guère pertinent. Car si c’est bien de propos délibéré, comme il sied à un vrai créateur, qu’il trame ses textes, on ne saurait dire que ceux-ci obéissent à un programme préalable de contraintes, se rapprochant ainsi des pratiques de l’Oulipo.
Le travail de Chevillard est en un sens beaucoup plus spontané. Il s’exerce à partir des goûts et surtout des dégoûts littéraires d’un écrivain pour qui l’ironie utilisée par Valéry à l’encontre des recettes ordinaires du roman pauvre des découpeurs de tranches de vie dans le gras du « réel » (« la marquise sortit à cinq heures ») ne constitue qu’un préalable à cette démolition en règle de « la vie des chiens » (expression de Breton) transformée en texte par cent faiseurs de romans à la mode, que poursuit Éric Chevillard depuis son premier livre (Mourir m’enrhume, Minuit, 1987).
On aurait pu penser, ou craindre, ou espérer si l’on se sent visé comme romancier « arrivé » par le comique dévastateur de la majorité des œuvres qui ont succédé à l’opus inaugural d’il y a un quart de siècle, que jamais l’auteur ne tiendrait la distance et que sa hargne s’essoufflerait ou du moins qu’il serait tôt ou tard contraint par ses obsessions mêmes à répéter des facéties qu’il caractérise si bien dès la cinquième ligne de l’avertissement ouvrant son dernier livre (« il compte sur les accélérations délirantes que favorise son goût du discours logique poussé jusqu’à ses ultimes conséquences et conclusions »). Ainsi le dix-huitième titre romanesque de l’iconoclaste tomberait-il des mains du lecteur même favorablement prévenu en faveur de « l’auteur ».
Or il n’en est rien pour peu que l’on fasse partie de la « société secrète » des fondus de fiction pure évoquée en commençant. L’Auteur et moi est un excellent Chevillard, hautement roboratif et, dans le même mouvement, d’un désespoir absolu qui prend aux tripes, ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas lu Choir (Minuit, 2010).
Et d’abord l’ouvrier de mots se renouvelle avec une aisance stupéfiante en compliquant comme à plaisir sa mécanique d’écriture. Tout est retors dans ce livre où « moi » (mais qui est moi ? Un émule du partenaire du « neveu », comme dans Le Neveu de Rameau de Diderot ?) reprend et contredit sans cesse – sauf durant le long épisode de la fourmi – non pas « l’auteur », qui n’est présent nulle part dans le corps du récit, mais bien le narrateur passablement énervé ou carrément fou à lier qui essaie d’emballer une jeune fille muette, à la terrasse d’un café, en la baratinant avec son aversion maladive pour le gratin de chou-fleur et sa dilection non moins paranoïaque – mais du moins rationnelle – pour la truite aux amandes.
Ce « moi » possède sans doute quelques atomes crochus avec le citoyen Chevillard, que nous croyons connaître un peu mieux depuis (2009) qu’il publie à L’Arbre vengeur les annuaires successifs de son blog. Mais nous soupçonnons aussi, vu la structure codée et méta- poétique dudit blog (trois réflexions, ou versets, ou strophes confiés à Internet chaque jour), que le confessionnal n’est alors utilisé que comme exutoire du mensonge – autant dire de la littérature – au même titre et même plus qu’en tant que révélateur d’une vérité vécue (« l’autofictif » ne raconte pas sa vie).
Moi est surtout, à l’égal du reste du récit, une construction de l’écriture qui cache la personnalité qu’elle est censée révéler... et qu’elle révèle sans doute aussi parfois, au détour d’un paragraphe : ce jeu permanent de l’ombre et de la lumière ayant pour résultat (pour but ?) de dérouter davantage le lecteur déjà emberlificoté dans les circonlocutions du narrateur, bavard intempestif, répétitif, insupportablement enchaîné à ses allergies culinaires.
Pourtant, le déroulement tout en méandres narratifs, en bouffées en effet accélératrices et délirantes du texte, ne s’arrête pas à ces stratégies d’égarement, d’une maestria consommée. S’y élabore, au fil de divagations, de fausses pistes, d’un suspense déceptif (le « crime » toujours annoncé, finalement perpétré dans un pli du texte, en somme escamoté), une théorie de la littérature qui se réfère explicitement aux récits emboîtés du Don Quichotte, et qui rappelle peut-être plus encore l’une des rares merveilles du roman expérimental, le Tristram Shandy de Sterne.
Comment laisser espérer au lecteur tout prêt, comme l’auditeur de La Fontaine, à prendre « un plaisir extrême » au conte de Peau d’âne, une forcément banale histoire d’amour quand on se heurte, à l’instar du narrateur ou peut-être de l’auteur, à l’impossibilité d’adopter les voies communes du récit malgré un désir (feint) d’écrire comme tout le monde ? « Est-ce que je ne voyais pas déjà poindre le jour où je pourrais écrire en toute décontraction : elle me tendit ses lèvres frémissantes ? », semble rêver l’auteur en salivant d’avance devant le succès de… ici mettez le nom de n’importe quel producteur ou productrice de ces romans-photos larmoyants et rémunérateurs qui aujourd’hui triomphent.
Rassurez-vous, lui aussi « peut le faire », comme le regretté fakir Rabindranath Duval jadis incarné par Pierre Dac. Il lui suffit d’une mince transposition de l’intrigue attendue dans le cadre nouveau d’une aventure où un improbable héros, à la poursuite d’une fourmi qui sera plus tard pistée par un tamanoir échappé d’un cirque, se voit seconder dans son absurde tâche par la non moins improbable Pimoe, avatar (dans la fiction à l’intérieur de la fiction) de la muette du café qu’importune un fou. Et l’impossible phrase de s’écrire toute seule : « Mais le ciel se troubla et je rencontrai l’amour » (p. 145). Si le type de rire inventé par Sterne ne vous submerge pas alors, c’est que vous n’avez rien à faire dans un roman de Chevillard.
Là jaillit cependant la source du désespoir qui court sous le comique du livre et affleure de-ci, de-là dans les remarques désabusées de « moi », alias (peut-être) Chevillard. Certaines confidences piégées de l’« autofictif » révèlent que celui-ci s’afflige de la mévente de ses livres dans une situation objective de ravalement des œuvres de l’esprit au niveau du commerce éditorial. Et assurément, s’il n’avait pas été heureusement découvert et reconnu comme écrivain par Jérôme Lindon dans un autre siècle et on peut ajouter un autre monde, qui prendrait le risque aujourd’hui de publier les élucubrations de haute gresse mais de maigre rapport d’un écrivain aussi important mais aussi nettement à côté de la plaque majoritaire ? On peut répondre à coup sûr : personne.
L’immonde gratin de chou-fleur, flasque et grumeleux, dans lequel on s’enfonce irrémédiablement, voilà une métaphore de la société post-moderne et même de l’univers de la consommation en son entier qui n’est pas faite pour rameuter les foules. Du temps qu’on lisait encore de vrais livres, composés avec science (la science du rire n’étant pas la moins difficile à acquérir), Mallarmé pouvait se contenter de cinquante lecteurs mais, comme le notait Julien Gracq dans La Littérature à l’estomac, un essai prophétique, c’étaient cinquante lecteurs qui « se seraient fait tuer pour lui ». Dans l’univers nouveau des cinq heures de télévision par jour, du « réseau » qui dispense de consulter les classiques dans le texte, et du portable qui bouffe les derniers instants jusqu’alors disponibles pour une lecture solitaire, la seule qui vaille, on peut ne pas partager l’enthousiasme bénin de Michel Serres pour la gamine qu’il contemple avec attendrissement malmener son écran de poche dans le métro et qu’il appelle « Poucette ».
Chevillard me semble plus véridique et pour le dire franchement moins naïf quand il écrit, dans un de ces passages de L’Auteur et moi où le ton de la rigolade érudite et néanmoins communicative cède la place à l’analyse sérieuse et assumée comme telle : « L’écrivain est une espèce de fantôme qui trouve quelques lecteurs encore, eux-mêmes des fantômes (…). Comment croire encore à l’avènement de circonstances propices à la naissance d’un lecteur de Mallarmé ou de Blanchot ? La littérature ne mord plus (...). Son temps est révolu (…). Comment y croire encore ? »
Eh bien ! c’est assez simple : en lisant ce beau livre épatant, jubilant et amer, et non pas Paulo Coelho, qui déclarait récemment au journal Folha de Sao Paulo (cf. Libération du 10 août 2012, p. 20) : « Un des livres qui ont causé le plus de tort à la littérature est Ulysse, de James Joyce, qui est pur style. Il n’y a rien là-dedans. Enlevez-lui cela, Ulysse est une idiotie. »
Coelho a raison à 100 %. Sans le style, en effet, il n’y a rien dans l’ensemble de la littérature, et les livres qui, comme les siens et ceux de ses émules innombrables, sont dépourvus absolument de style, tout simplement n’existent pas, sinon comme « forme achevée du déchet », selon l’expression que « l’auteur » applique ironiquement à son propre texte dans une note de la p. 112. ❘
Maurice Mourier
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