Écrit entre février et décembre 2011, ce gros roman d’Olivier Adam est un texte de crise. Pour qui connaît l’écrivain, qui a lu Falaises, À l’abri de rien, voire les romans publiés en collection jeunesse à L’École des loisirs, Les Lisières se lit à la fois comme une amplification de ces livres, et une somme après laquelle, peut-être, l’auteur tirera le trait. Jamais Olivier Adam n’était allé aussi loin dans l’exploration des thématiques qui sont les siennes : la solitude des individus comme des lieux, l’abandon, les relations douloureuses entre parents et enfants, le deuil impossible, la révolte contre les ordres, les conventions, les stéréotypes qu’on impose. Le narrateur des Lisières est un écorché vif, un être qui ne trouve sa place nulle part. Le repos viendra à la fin du roman, comme déjà dans Le Cœur régulier, précédent roman de l’auteur. S’il y a un ici dans Les Lisières, incarné par la région parisienne ou par la Bretagne, il y a aussi un ailleurs. Sarah l’incarne, beau personnage féminin, comme dans bien des romans d’Olivier Adam. C’est une femme solide, plantée dans le monde, dont le métier contraste avec celui de Paul. Elle est infirmière et s’occupe de prématurés. Lui est souvent immature. Elle incarne l’horizon du narrateur, horizon qui se confond donc avec Kyoto, où ils ont été heureux, en famille.
Les Lisières est un roman imposant. L’adjectif n’est pas vain. Olivier Adam en masque à peine la dimension autobiographique et, pour le coup, le mot d’autofiction convient. Paul Steiner a écrit « Douce France », un scénario qui ressemble à Welcome, film évoquant les réfugiés de Sangatte. Il a aussi écrit des romans qui décrivent cette banlieue sud de Paris, mêlant les barres verticales et les zones pavillonnaires qu’on retrouve dans Comme les doigts de la main ou La Messe anniversaire. Enfin, le suicide, l’accident, jouent des rôles déterminants dans ses textes. On pourrait poursuivre le jeu de piste en rappelant que Steiner a trouvé refuge en Bretagne, comme Olivier Adam. On ne cherchera pas les clés des personnages, même si parmi les artistes, éditeurs ou cinéastes que côtoie Steiner, on doit bien en connaître quelques-uns. Il n’a guère d’affinités avec eux, se sent aussi distant de ces gens que des habitants de sa ville natale.
Cette dimension autofictionnelle permet à l’auteur de répondre à ses détracteurs, ici représentés, par exemple, par le père du narrateur ou par François, son frère. Les uns, y compris au sein de la profession, lui reprochent d’être un « auteur social » alors qu’il traîne à jamais « ce sentiment d’appartenir à une autre race » dont parlait si parfaitement Annie Ernaux. Beaucoup, comme son ami Éric devenu infirmier psychiatrique, le voient comme quelqu’un de confortablement installé dans son bureau face à la mer. La violence des rapports de classe, l’exploitation, la misère, il les raconte mais ne les vit pas de près. D’autres, comme Sophie, une jeune femme qu’il retrouve à V. et dont il a été amoureux lycéen, déplorent sa noirceur, son pessimisme. Le roman est d’une certaine façon la réponse que le narrateur apporte à ses détracteurs. Par ailleurs, Paul n’est pas bien sympathique. Son égoïsme ou ses façons impulsives de réagir, comme avec « Clooney », le médecin avec qui Sarah entretient une liaison, font de lui un personnage peu fréquentable. Les Lisières est une sorte de plaidoyer pour l’homme blessé dont on ne sait s’il se nomme Adam ou Steiner, en même temps qu’un roman contenant sa propre critique.
Laquelle critique réside dans la multiplicité des voix qu’on entend et qui disent le chagrin ou le malheur de ce vieux pays (pour reprendre l’adjectif gaullien). Rentrant à V., Steiner retrouve ses parents, ses amis de collège ou de lycée, des gens qu’il a côtoyés ou fuis. Le roman se construit autour des déambulations du narrateur qui vit avec son père tandis que sa mère, victime d’une fracture du fémur, se trouve à l’hôpital. Elle perd un peu la tête et on devine quel sort elle connaîtra à brève échéance. Le père de Paul n’est pas facile. C’est un taiseux, prompt à se mettre en colère, révolté par le monde dans lequel il vit. Ouvrier et fils d’ouvrier, il est passé du communisme à la séduction pour les idées de « la blonde », en qui se reconnaissent beaucoup d’habitants de zones péri urbaines ou des frontières. La peur des étrangers, des jeunes et de tout ce qui fait la France d’aujourd’hui anime cet homme qui trouve refuge dans la pratique du vélo. Il supporte mal ce fils écrivain, refuse de prendre en considération sa mélancolie, n’accepte pas que Paul évoque cette « Maladie » dont il apprendra l’origine vers le milieu du roman grâce à une photo que sa mère cachait. Celles et ceux qui ont lu Je vais bien, ne t’en fais pas, histoire de jumeaux, retrouveront dans ce frère perdu une thématique forte dans les romans d’Adam. L’attachement du père à la maison qu’il a payée à crédit des années durant, et dont la valeur a depuis décuplé, est l’un des beaux moments du roman. Il va la quitter pour une résidence médicalisée et se résout mal à partir d’un quartier qui pourtant n’est plus vraiment le sien. Mais ce lien – qui est celui de bien des habitants de V. avec leur ville, énigme pour qui connaît ces tristes zones – est une clé pour comprendre pourquoi et comment nous vivons dans le déchirement : « Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées : le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne. »
La galerie de portraits que l’on traverse dans les pages des Lisières n’a rien non plus de bien joyeux. Les compagnons d’autrefois n’ont pas quitté le coin, n’ont pas pu rompre les amarres comme l’a fait Paul Steiner. Certains, comme Stéphane, occupent des emplois précaires, d’autres vivotent, beaucoup ont fondé des familles qui tiennent à rien. Christophe, pauvre gosse battu par son facho de père, est devenu SDF et il est mort. Cette souffrance est vraie dans certaines parties de la ville parce que, pour d’autres, les années qui se sont écoulées ont été celles de l’embourgeoisement, d’un certain conformisme assumé. Alain, le mari de Sophie, fait partie de ces cadres qui travaillent à Paris pendant que l’épouse, ménagère modèle, s’occupe des enfants et du foyer. Du moins en apparence, parce que Paul découvre dans sa pharmacie ce qui lui permet de tenir et de supporter l’ennui de cette existence. François, le frère avec qui Paul se rebellait, entre « jazz, police et hamburgers », est devenu vétérinaire dans les Yvelines et sa colère d’homme de droite traduit son indignation à l’égard de Paul, dont la révolte semble parfois bien peu risquée. Olivier Adam aime le dialogue, quelquefois le monologue ; la rage de François s’exprime plus aisément par ce procédé. Mais on peut aussi penser que ce roman somme est né de l’écoute, des heures passées par l’écrivain à faire parler celles et ceux dont on entend la voix ici. La question de « l’engagement » du « roman social » est-elle résolue pour autant ? Pas vraiment. Dans son précédent roman, Le Cœur régulier, Olivier Adam n’échappait pas toujours au simplisme, à l’opposition entre les braves gens de gauche et les autres. Sarah est celle qui rappelle le mieux ce travers de Steiner : « Arrête de ranger les gens dans des cases. Arrête avec ces archétypes. Toi qui détestes quand on te demande : Alors, comment sont les Chinois ? Comment sont les Japonais ? Toi qui détestes les généralités, arrête… » C’est moins caricatural et les critiques adressées à l’égard de la gauche bien-pensante portent davantage. Adam se laisse même aller à l’autodérision, moquant aussi bien Marc Musso et Anna Pancol que Thomas Chedid ou Mathieu Biolay. Mais on aimerait encore plus de complexité, plus de nuances, des fêlures plus grandes chez le narrateur.
L’écriture d’Olivier Adam, toujours fluide, simple, jouant sur l’oralité, se prête bien à son objet. On connaît le souci de précision de l’auteur. Il aime la chanson, il admire les écrivains dont la limpidité lui sert de référence. Là aussi, l’autodérision est bienvenue : « Plus tard je m’étais vu en Modiano, Fante, Sagan, Salinger et j’avais écrit les livres que j’avais écrits. Des livres de cogneurs de fond de court, solides mais dénués de grâce, laborieux et pesants. On est ce qu’on peut. Mais de le savoir, rien ne nous console… » Ce style épuré ou tentant de l’être est sa marque de fabrique mais on sent ici qu’il se donne plus de liberté, comme si la dimension de ce roman lui permettait de donner de l’ampleur à la phrase, de la laisser couler comme le fleuve (la Seine est aussi l’un des protagonistes, même si elle n’est le théâtre d’aucune action particulière).
Tout ne convainc pas dans Les Lisières. Peut-être parce que les errances de Paul dans V. ont quelque chose de trop répétitif, par moments, ou parce que la noirceur de certaines pages rappelle trop le romantisme dans ce qu’il a de plus prévisible. Sans doute est-ce le roman d’une transition, d’un passage indispensable, « écrit pour ne pas chuter ». Il a l’intensité et la densité d’une vie avant le tournant.
Norbert Czarny
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