On a beaucoup écrit à ce sujet, et parfois le débat s’est malheureusement résumé à l’alternative « coupable ou non coupable », qui empêche de cerner la complexité de la situation et l’hétérogénéité d’un peuple. Mais ce n’est qu’en l’an 2000 que l’on découvre un manuscrit fondamental chez un journaliste allemand décédé, Sebastian Haffner. Ce manuscrit a été écrit juste avant la Seconde Guerre mondiale, en Angleterre, où Haffner est parvenu à s’exiler en 1938 et où il a vécu dans la pauvreté.
Cette Histoire d’un Allemand – un grand livre, clair comme l’eau de la source la plus pure – narrent, du point de vue de l’auteur, les premiers mois de l’hitlérisme au pouvoir. En entrant dans le vif même du quotidien allemand, il nous ouvre aux processus de transformation de ce peuple, difficilement saisissables à travers la seule théorie. Les anecdotes de Haffner en rendent terriblement perceptible le sens.
Le jeune Sebastian Haffner, quand Hitler arrive au pouvoir, est en passe de devenir magistrat. Il n’est pas encarté dans un parti, mais se décrit comme un bourgeois libéral (au sens classique du terme), relativement conservateur, marqué par l’esprit des Lumières, celui de Goethe. Il assiste à la décomposition morale de son pays et se sent, lui aussi, à certains moments, légèrement échauffé par la maladie – à laquelle il ne cède pas.
Il saisit très vite ce qui fait le cœur du nazisme : par exemple, il ne croit pas que l’antisémitisme soit une question annexe. Le projet d’extermination des Juifs (il parle bien d’« extermination » dès 1938, ce qui rappelle que tout était sur la table, sauf les modalités) était une expression de ce qui animait vraiment les nazis : semer la mort de l’Autre. Ça ne se serait pas arrêté là, comme le développe Jonathan Littell dans Les Bienveillantes. On aurait toujours trouvé d’autres « sous-hommes » à exterminer.
En cela, comme en rien d’ailleurs, il ne se trompe. Rappelons que, même dans les pires difficultés militaires de l’année 1944, les trains de déportation avaient la priorité absolue sur tout autre transport dans le fonctionnement allemand. L’extermination n’était pas une diversion mais une motivation centrale et obscure. La mort était recherchée pour la mort. Une interprétation trop matérialiste et mécanique du nazisme serait ainsi dans l’erreur, sans doute.
Rapidement, Haffner a compris que le succès de Hitler devait conduire à un réexamen de l’histoire et de la culture allemandes. Ce ne sont pas seulement les moments clés – comme la défaite, la crise de 1923, la crise économique – qui préparent l’avènement de Hitler. Ces moments importants doivent d’ailleurs être analysés dans ce qu’ils ancrent profondément, notamment la crise inflationniste qui reste un moment révolutionnaire passionnant pour certains (à revivre) et un facteur de déshumanisation, autant que le déclencheur d’un goût pour la tricherie et le mensonge. C’est toute une culture qui est en cause, dans son évolution et sa décomposition.
Dès le début, la république de Weimar sème les germes du nazisme, en s’en remettant aux corps francs pour liquider les révolutionnaires spartakistes. La social-démocratie allemande a une immense responsabilité dans ce qui s’est passé ensuite. Mais personne n’est exempt dans le propos de Sebastian Haffner : la passivité a été générale. Le seul politicien qui lui paraît un peu digne dans tout cela est Walther Rathenau, assassiné quand il était aux responsabilités.
L’auteur, qui se sent on ne peut plus allemand et qui reviendra en Allemagne, jette sur son pays un regard très dur. Il ne cède pas un instant sur son devoir de lucidité, ce qui donne au livre toute sa puissance. On ne recule pas devant ce qui fait mal. Ce ne sont pas seulement les élites qui sont visées, mais chacun, dans son incapacité à dire « non » et sa propension à s’aveugler. Il change aussi notre regard sur certains phénomènes, comme la Première Guerre mondiale. Pour lui, c’est moins la défaite allemande qui a compté que la nostalgie – paradoxalement, nostalgie de la guerre, pour la génération dont il est issu, vécue de loin, car se déchaînant en territoire français, filtrée par la propagande et présentée comme une geste héroïque.
Faut-il suivre Haffner quand il prétend que l’hitlérisme serait le fruit d’un certain ennui allemand ; de l’inaptitude au bonheur individuel dans ce peuple ; de son besoin de fusion, de camaraderie soldatesque, d’aventurisme politique ? En tout cas, l’auteur nous offre un troublant témoignage sur la manière dont son peuple s’est laissé entraîner dans ce cauchemar sans réagir…
Le nazisme, phénomène révolutionnaire, a su activer de nombreuses dimensions dans la culture allemande, partagées par les oppositions, d’ailleurs. Les Jeunesses hitlériennes ont repris bien des aspects des groupes de jeunesse existant depuis les années 1920. Les hitlériens et les staliniens avaient beaucoup en partage, ce qui a été utile pour rallier une partie de la classe ouvrière. Et puis il y a la discipline allemande, la volonté de bien faire même, à partir du moment où il y a une règle du jeu.Haffner lui-même, emmené de force dans un camp où les jeunes aspirants-magistrats sont regroupés pour être initiés à la camaraderie guerrière, nouvelle valeur centrale du peuple allemand, se surprend à jouer le jeu des marches et des rites, en attendant que ça passe. Pendant un moment, il s’étonne de ne plus dire « je ». Ce livre est un plaidoyer pour un individualisme positif : il démontre tout ce qu’il y a de pernicieux dans une camaraderie dissolvante et qui permet d’escamoter la notion de responsabilité personnelle ; il nous met en garde contre l’ivresse collective.
Mais Haffner est subtil. Il est aussi conscient des vertus du peuple allemand. C’est précisément parce que le nazisme frappe au bon endroit que toute la morale d’un peuple s’écroule. En saccageant l’esprit international allemand – qui était réel –, en manipulant sa générosité pour la grandeur, les nazis coupent les Allemands de leurs ressources les meilleures.
Les oppositions à l’hitlérisme étaient surarmées et disposées à la guerre civile ; elles étaient encore majoritaires, bien que dispersées, aux élections qui ont été organisées après le début de la répression politique. Le peuple allemand s’est jeté dans les bras de Hitler, parce qu’il n’y avait finalement plus que cette option, les autres voies se fermant d’elles-mêmes, une à une. La droite a joué avec une marionnette qui lui a dévoré la main ; les communistes ont été cyniques et disposés à l’exil à Moscou pour leurs chefs ; les sociaux-démocrates ont tout fait pour disparaître, après avoir durablement failli.
Ce qui est terrible est que Haffner, comme les autres émigrés allemands, voit se dérouler, au niveau des relations internationales, le même processus que dans le pays : la même passivité, la même naïveté, la même tentation de jouer avec le feu, de se croire plus malin que Hitler, la sous-estimation, les calculs abracadabrants… Cela mènera à l’Anschluss, aux accords de Munich, au réarmement de l’Allemagne en toute sérénité. Puis à l’invasion de la Pologne et même à la « drôle de guerre », stupidement défensive pendant un an. Les émigrés allemands prêcheront dans le désert en leurs pays d’accueil. Ceux-ci les rendront parfois aux nazis, comme l’URSS ou la France de Vichy.
Plus profonde encore est sa réflexion, très arendtienne, sur le totalitarisme comme colonisation politique de la vie privée. Cette asphyxie-là est narrée à travers de nombreux exemples vécus. La désagrégation de la vie amicale du jeune Haffner en est le résultat. Il était impossible de vivre le nazisme comme un fait politique que vous pouviez fuir en refermant simplement le journal. On essayait pourtant, et Haffner rappelle qu’on n’a jamais publié autant de bluettes, de poésies sur les amourettes et les pâquerettes. Mais, comme le nazisme était une action de mobilisation totale des individus, il était impossible de dire : « Allez, on ne parle pas de politique au repas ! » Le totalitarisme n’est pas seulement la dictature. Dans une dictature politique, on peut essayer – difficilement – de s’occuper d’autre chose, de ne pas voir, de dire « je ne fais pas de politique, moi ». C’est impossible sous un régime totalitaire, car cette abstention constitue déjà une raison d’être envoyé en camp de concentration pour comportement antisocial. Un fondement de la liberté réelle est ainsi la défense des limites de la politique. Trop de politisation ne libère pas mais expose. La défense des barrières entre la sphère de l’intime et celle de l’agora est une condition vitale de la civilisation humaine. On devrait méditer sur ce point d’histoire, avant de s’engager dans certaines causes qui, au nom de l’empire du bien, visent à décider ce qui est bon pour chacun derrière la porte de son appartement.
La narration est trempée dans l’autodérision, le sarcasme, l’humour railleur et les formules vengeresses au vitriol. Les crétins et les brutes des SA, encore au centre du dispositif hitlérien avant la Nuit des longs couteaux, sont montrés dans leur aspect grotesque. Le discours hitlérien est décrit dans son efficacité, mais aussi ridiculisé dans son absurdité. C’est ce recul qui a sans doute permis à l’auteur de conserver sa santé mentale dans un pays qui devient dément. Son témoignage met d’ailleurs en avant – comme, par exemple, au sujet de son propre père – les cas, silencieux, d’hécatombe psychique de grande ampleur qui touchent les Allemands, à cette époque, et d’autres… On songe aux suicides de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig.
Le regard acide de Sebastian Haffner et sa capacité à transformer l’expérience la plus démoralisante en récit cohérent autant que lucide lui ont permis de survivre, et de léguer.
Jérôme Bonnemaison
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