Comme dans L’Ange de l’autoroute, où une femme étrange joue à cache-cache avec un automobiliste et finit par le séduire, dans La Rose de Brod, le fantastique est tellement impalpable, vraisemblable, décollant à peine du réel, que le roman pourrait relever du néo-réalisme italien. Tout se passe dans un petit village ordinaire, mais quand même un peu hors du temps et de l’espace. On ne connaît pas son nom, il est situé dans une île proche de l’Italie sur on ne sait quelle mer, et les patronymes des habitants sont insolites : Lavvj, Uvragja, Marjali. Toujours est-il que c’est dans ce petit village que s’arrête un jour, au hasard des gares, un écrivain qui veut rompre avec sa vie habituelle pour écrire un roman. Il doit y passer plus d’un mois et sa femme, qu’il semble beaucoup aimer, lui a confié cinq lettres qu’il doit ouvrir, dans l’ordre, à la fin de chaque semaine de son absence. Il y a donc trois strates, savamment imbriquées dans le récit : la vie du village, celle de l’écrivain, et quelques petits textes en vers qui intensifient le caractère poétique du récit :
Mais où alors ?
Où ? Où ? Où ?
Où, anges endiablés ? Mais où,
sapeurs chevrotants, vous, marionnettes jaunes ?
Mais où, vous, rameurs de l’Événement ?
Les personnages les plus importants du village se trouvent au presbytère : Brod, le vieux curé à la retraite, une sorte de Don Abbondio, sa vieille gouvernante, autoritaire et réservée comme il se doit, et Lavvj le jeune et beau prêtre récemment ordonné. Le père Brod est très fier des belles roses jaunes et blanches de son jardin, mais un jour il découvre dans cette floraison uniforme une énorme et superbe rose rouge : « De loin elle semblait aussi grande et de même forme que les autres, mais elle était rouge comme seule une rose peut l’être : visible, nette, scandaleuse, violente dans le troupeau des roses jaunes et blanches »… et tout commence à changer dans le petit village : « le jour suivant le ciel perdit sa pureté et devint une fournaise solaire ». Y a-t-il un rapport entre cette étrange fleur et la canicule persistante, entre la rose rouge et le fait que les anciennes roses dépérissent, que les deux vieilles filles rangées sombrent dans le désordre, que le père de Marjali meure subitement, que le jeune soldat trouve sa bien-aimée dans les bras d’un autre ? Craignant le maléfice, l’astucieux Brod déracine la rose et la repique dans un pot qu’il place derrière l’autel. Aussitôt le grand tableau, représentant quelque Jugement dernier, s’écrase sur le sol de la petite chapelle. Mais, en fin de compte, tous ces incidents peuvent être dus au hasard. Et peut-on considérer comme un effet du malin l’amour profond, fût-il sacrilège, qui unit Marjali au jeune prêtre ? « Ton désir est une belle fleur, je le connais, je le bénis. Il n’est ni inutile ni mauvais. Ton désir fait de moi quelqu’un de bon, il me console… » Les malédictions venant d’une rose ne peuvent être que légères. Et pourtant… la dernière lettre de la femme de l’écrivain comporte une terrible nouvelle, mais qui marque peut-être la fin du maléfice puisque derrière l’autel la rose sanglante est devenue blanche.
Cet aspect très légèrement fantastique repose sur des bases solides : la vie toute simple du village est bien observée, les personnages sont bien dessinés : comme en contrepoint le vieux curé traditionnel et le jeune prêtre affranchi, comme en contrepoint aussi les deux vieilles filles acariâtres condamnées à s’inventer des vies heureuses et la poétique jeune fille qui trouve sa joie partout : « puis elle se remit dans l’eau, les mains posées sur le ventre, juste sous ses seins légers. Arrivée au centre de la rivière, où le courant était plus rapide, elle s’assit lentement puis s’allongea, retenant sa respiration. Elle appuya sa tête contre la pierre : un dur coussin qui lui maintenait la tête à fleur d’eau. Elle sentit ses cheveux froids contre son cou ».
Un conte plus qu’un roman, et bien qu’il comporte (peut-être ?) une intervention diabolique, plus proche de Cocteau ou de Supervielle que de Lautréamont. De toute manière, un grand plaisir de lecture.
Monique Baccelli
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