Durant les dix années qui séparent Olympia 52 (1) du Joli Mai, Marker a beaucoup bourlingué, scrutant la planète d’un œil curieux, inventant un genre, l’essai documenté, qui a depuis fait florès. Entre 1956 et 1961, Chine, Sibérie, Israël, Cuba, peu d’endroits où se fabriquait l’Histoire ont échappé à sa caméra et surtout à ses commentaires, dont les deux volumes recueillis au Seuil en 1967 demeurent indispensables pour comprendre ce que fut l’époque, ses combats et ses enthousiasmes – parfois hâtifs, raison pour laquelle l’auteur a, de son vivant, renâclé à les montrer de nouveau (2).
En 1962, donc, il se pose à Paris. Il repartira bientôt, après le superbe intermède de La Jetée (1963), pour Tokyo (Le Mystère Koumiko, 1964) ou Arlington (La 6e Face du Pentagone, 1968), persistant à traquer l’événement ou à le précéder, comme avec À bientôt, j’espère, tourné en 1967 chez les grévistes de la Rhodiaceta à Besançon, préfiguration du prochain mois de mai. En attendant, il plonge parmi la population parisienne, choisissant, quasiment au hasard, ceux que son équipe (un opérateur – Pierre Lhomme –, un preneur de son, un assistant et lui) interrogerait. Deux ans plus tôt, Jean Rouch et Edgar Morin avaient inauguré en France la pratique du tournage direct – mais Chronique d’un été ne mettait en jeu que quelques individualités amies. Cette fois-ci, il s’agirait d’une immersion plus profonde, donnant la parole au petit peuple de la rue : qu’est-ce que vivre à Paris, ici et maintenant ? Le micro-trottoir est désormais la tarte à la crème des journaux télévisés. En 1962, nul n’avait souci du témoignage des « gens de rien ». Ainsi que l’avait défini Marker dans sa note d’intention au CNC : « Ce film voudrait s’offrir comme un vivier aux pêcheurs du passé de l’avenir. À eux de tirer ce qui marquera de ce qui n’aura été inévitablement que l’écume. »
Le printemps 1962 est un moment mémorable : c’est la première saison, depuis 1946, que la France est en paix, désengagée de toute guerre coloniale lointaine. Les accords d’Évian ont signifié en mars la fin des combats en Algérie, la respiration est différente, même si la tranquillité n’est pas encore certaine : les morts de février, au métro Charonne, sont encore proches (le film fait d’ailleurs une entorse à son dispositif de filmage direct en insérant une séquence de l’enterrement des victimes – « pour la première fois, on put entendre, place de la République, un oiseau chanter »), l’OAS persiste dans ses plastiquages, le général Salan, son chef, sauve sa tête. On pouvait imaginer que, chez les Parisiens questionnés, passerait l’écho d’un temps aussi brouillé. En réalité, l’organisation de la survie journalière est plus forte que la conscience politique, même balbutiante. Non que ne percent chez les protagonistes quelques bouffées d’air du temps – les cheminots de la gare Saint-Lazare, l’ex-prêtre ouvrier syndiqué, l’étudiant dahoméen, le jeune tourneur algérien expriment leur mal-être devant les salaires misérables, la difficulté de concilier foi et militantisme, le racisme larvé ou non.
Mais quant au reste, au-delà des réactions classiques tripales (« les messieurs de la haute », « les guignols qu’on a là-haut », etc.) ou crétines (« les femmes qui votent, c’est ridicule », des trois sœurs de l’avenue Matignon) ou averties (les prévisions sur l’organisation des loisirs des deux ingénieurs conseils de la rue de Tolbiac) ou affligées (chacun se plaint de la météo – moyenne du mois, 12°5, « la faute aux bombes atomiques »), c’est le quotidien qui prime. Les fins de mois difficiles – quand il ne s’agit pas des débuts. À l’exception notable du vendeur de costumes (tergal et laine à 65 nouveaux francs) de la rue des Patriarches, volubile et satisfait (« Je mange bien, je dors bien, la caisse est pleine, j’suis heureux (3) »), le temps n’est pas à la consommation. Ces premières années de la décennie étaient encore sous le signe de la rareté : on allait rêver d’électroménager à la Foire de Paris, il fallait plusieurs années pour obtenir une ligne de téléphone, les bidonvilles fleurissaient aux portes de la ville, la télévision ne transmettait qu’une seule chaîne, les vêtements étaient ternes, les couleurs absentes, les nuques bien dégagées. Même si Marker place le film sous la bénédiction de Giraudoux, dont on le sait grand spécialiste, en récitant lui-même (le reste du commentaire est dit par Yves Montand) sa fameuse « Prière sur la tour Eiffel » qui exalte Paris, celle-ci était une ville noire et grise, comme le montrent les premières minutes, éblouissantes, qui saisissent la ville dans sa gloire – et sa saleté. La rue Mouffetard était dans le même état que lorsque, dix ans plus tôt, Debord et Chtcheglov exploraient le continent Contrescarpe, le quartier Glacière était une friche et Beaubourg un terrain d’aventures.
Ce qui demeure le plus étonnant, c’est la justesse du regard posé et le naturel des interlocuteurs ; certes, la caméra était légère, le Nagra tenait peu de place, tout facilitait la tenue de ce qui constituait plus une conversation qu’une enquête. Encore fallait-il savoir éveiller la connivence, se situer à la bonne distance pour que la parole se délie. Ce qui est le cas, constamment : bistrotier de la rue de Mirbel, taxi-peintre du dimanche de la rue Jacob, mère d’Aubervilliers visitant avec ses neuf enfants le F4 décroché après sept ans d’attente, inventeur du sous-marin de poche ou bidasse amoureux du pont de Neuilly, chacun parle vrai, sans apprêt, comme s’il n’était pas sous l’œil de la KMT Coutant. On imagine que l’approche ne s’est pas faite au débotté, qu’il a fallu apprivoiser ces soutiers du quotidien pour qu’ils se dévoilent ainsi. On peut aussi penser que l’équipe est plus proche de certains, de la costumière de théâtre qui habille doucement sa chatte que de l’ex-para venu féliciter Tixier-Vignancour à la sortie du procès Salan, de la prisonnière de la Petite-Roquette plus que du champion du monde de twist. Mais rien ne trahit cette proximité éventuelle, c’est le regard du spectateur qui fera le tri. On rêve sur les cinquante heures de rushes, disparus, et la première version qui, d’après Pierre Lhomme, durait sept heures. Mais tant de choses sont déjà dites, qu’une seule vision ne finit pas d’épuiser… Et Marker, pour ses fidèles, signe dans les coins, parsemant le film de plans de chats, chantant les louanges de la chouette, « belle, aimable et profonde », insérant quelques images de comics pour saluer ses amis de Giff-Wiff (4).
Nous avions vu Le Joli Mai, il y a aujourd’hui cinquante ans, au cinéma du Panthéon, le nez encore sur l’époque. Dire qu’il n’a pas pris une ride serait faux. Il a subi la patine qui offre aux grandes œuvres leur exacte dimension temporelle. Au début, le commentaire affirme : « Dans dix ans, ces images nous dépayseront davantage que celles de Paris 1900. » Sans doute. Mais elles nous parlent, admirablement, d’un monde qui est le père du nôtre. Le courtier en Bourse, le prolétaire immigré, le cheminot sous-payé tiendraient-ils aujourd’hui un autre discours ? Marker conclut avec raison : « Nous avons rencontré des hommes libres qui avançaient avec leurs erreurs. La vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route. »
P.-S. « L’objectivité passionnée » est le titre, choisi par Marker, de sa présentation du film dans le n° 15 (mai 1966) de Jeune Cinéma.
- Film sur les Jeux olympiques d’Helsinki, invisible depuis sa réalisation. Un regard neuf sur Olympia 52, de Julien Faraut, passionnant documentaire utilisant une grande partie des images, vient d’être tourné.
- Difficile d’avoir accès aujourd’hui à Description d’un combat (1960) ou à Cuba si! (1961).
- Qui complète : « Aller au cinéma ? Y a pas de films ! Cléo, ça c’est bien ! Marienbad ? Ça va pas, non ? » Clins d’œil de Marker à ses complices (on voit, quelques secondes, Resnais, Rouch, Godard et Rivette).
- Revue du Club de la Bande Dessinée, créée en 1962.
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