Sans doute les êtres humains ne sont-ils pas les seuls que la folie menace. Mais chez eux elle s'attaque en premier lieu au langage. Lorsque les mots les plus familiers nous deviennent étrangers, quand nous échappe non seulement leur sens mais l'idée même qu'une signification puisse être attachée à leur sonorité ou à leur aspect, alors la folie plane.
« Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. » (1) Le poète, selon Sartre, voit dans les mots des « images verbales », c'est-à-dire qu'à leur signification s'ajoutent les sons qu'ils produisent, les connotations qu'ils véhiculent. Les poètes sont sur le chemin de la folie (Sartre parle d'« accès de dépersonnalisation de l'écrivain en face des mots ») (2) mais le sens les retient d'y verser tout à fait. De l'autre côté de la frontière, ne se trouve plus qu'un son (ou un visage) vidé de tout ce qu'avait pu y déposer une communauté de langue.
Selon John Hamilton, c'est par le biais de ce troisième terme qu'est le langage que la folie et la musique peuvent être reliées : toutes deux défient les normes de la désignation et de la signification, de la représentation aussi. Elles sont les limites inférieure et supérieure du langage, la folie nous ravalant à la condition d'êtres non parlants et la musique nous rapprochant du divin, de ce qui est au-delà des mots. Ainsi partagent-elles la capacité de désœuvrer le langage, au sens où l'entendait Blanchot.
C'est bien pourquoi la musique a suscité presque autant de méfiance que la folie, notamment chez les théoriciens du XVIIIe siècle : « L'exigence répétée que la musique soit subordonnée à un texte est symptomatique de leur inquiétude » (Hamilton). L'abbé Pluche prétendait que les œuvres instrumentales évoquaient les expressions des fous, qui passent du rire aux larmes et de la joie à la colère sans qu'on puisse en comprendre la raison. Et quant au « Sonate, que me veux-tu ? » de Fontenelle, il témoignait d'une impatience qui confinait à l'effroi. Ainsi, en plus de partager avec la folie la capacité de circonscrire le langage, la musique a en commun avec elle d'échapper à toute médiation, de relever de la seule spontanéité ; c'est à ce titre que le philosophe allemand Johann Christoph Gottsched (1700-1766) la craignait autant qu'il redoutait les fous.
Sans cesse, le langage essaie de « récupérer » la musique, par le recours à la métaphore. Quand nous disons que la musique « parle », remarque Hamilton, il s'agit d'une musique transformée en discours rationnel, en quelque chose d'extra-musical. Selon la musicologue américaine Carolyn Abbate, tout discours sur la musique est une prosopopée. De la même façon, écrire sur la folie revient à lui enlever tout ce qui lui appartient en propre.
John Hamilton s'intéresse en particulier au premier romantisme allemand, mais d'abord à l'œuvre qui, après que Goethe l'eut traduite dans leur langue en 1805, influença nombre des représentants de ce mouvement : Le Neveu de Rameau de Diderot. Certes, il faut avoir une conception extensive de la folie pour faire un fou de ce personnage cynique et extravagant, chez qui, ainsi que le disait Foucault, « la déraison [...] est toute de surface » : « Il est fou parce qu'on le lui a dit et qu'on l'a traité comme tel » (3). Le neveu de Rameau est en tout cas une incarnation de l'altérité, de la différence (« Rien ne dissemble plus de lui que lui-même »), de l'improvisation, de l'évanescence. Il est, pour Hamilton, une allégorie de la voix, en tant qu'elle s'oppose à la force rationalisante du mot.
« Les musiciens fous qui hantent les productions du romantisme allemand ne sont, dans un certain sens, que des modulations ou des variations sur les thèmes introduits par l'exécutant perturbé de Diderot. » Le XVIIIe siècle a pris fin, et avec lui une certaine façon de considérer la musique. Son inaptitude à représenter le monde n'est plus regardée comme une lacune ; on prête au contraire à la musique la vertu de traduire des dimensions de l'expérience que le langage est impuissant à transmettre.
Voici Wackenroder, mort à vingt-quatre ans en 1798, et son Étrange Vie musicale du compositeur Joseph Berglinger. Le héros, au lieu d'étudier la médecine comme le voudrait son père, se consacre à la musique. Mais les règles l'emprisonnent, il doit « spatialiser » son art (comme disait Herder), laisser le quotidien chasser les anciens rêves. Un sursaut final, pourtant, lui fera écrire une œuvre digne de ce nom, qui aura raison de sa vie.
Ou bien Kleist, et Sainte Cécile ou la puissance de la musique (1810). Quatre frères entrent dans une église et sont foudroyés par l'exécution d'une pièce liturgique. Ils passeront le reste de leurs jours dans un asile où, chaque soir, ils se lèvent brusquement de table pour chanter le Gloria qui les a fait sombrer dans la folie.
Pour E. T. A. Hoffmann, compositeur autant qu'écrivain, le langage n'a pas pour vocation de désigner ce qui lui préexisterait ; il constitue le monde au contraire, crée la réalité. Et puisque le langage révèle, alors la musique est un langage, qui dévoile à l'homme un univers inconnu. Hoffmann, chez qui se fait entendre « ce ton tranchant et inoubliable d'instrument brisé » (Stefan Zweig), a inventé dans le personnage du maître de chapelle Johannes Kreisler à la fois son double et le musicien fou par excellence.
Comme la déraison de Jean-François Rameau, toute musique au fond s'improvise. La musique que nous entendons ou que nous jouons est au « participe présent », « forma formans », selon les termes de l'historien Frits Noske. La musique et la folie, avec leurs armes fragiles, poursuivent ce qui n'est pas une œuvre.
- Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 18.
- Ibid., p. 22.
- Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972, p. 363.
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