Au cours de la Première Guerre mondiale, les bruits et la fureur affolent les humains ; ils les découragent. Dans leurs lettres, les soldats écrivent : « Jamais nous n’avons entendu tant de bruit. On est complètement abruti par la multiplicité des détonations qui n’arrêtent ni jour ni nuit et qui finissent par vous ébranler la tête. » Pour les artilleurs, la perforation de tympan était une sorte de baptême. Ernst Jünger note : « Après un gargouillement infernal, l’obus explose, foudroyant, volcanique, assourdissant, au point que chacun a le sentiment d’avoir été atteint. » Dans Le Feu (1916), Henri Barbusse écrit : « Un bruit diabolique nous entoure. On a l’impression inouïe d’un accroissement continu, d’une multiplication incessante de la fureur universelle. » La guerre est toujours en embuscade. Selon Maurice Genevoix, « une seule pensée vit : s’en aller vite, n’importe où, pourvu que les balles ne sifflent plus ». Élie Faure (La Sainte Face, 1917) souffre : « Cent pièces hurlent tout autour dans un cercle d’un kilomètre […] Je suis au centre du tonnerre. Il faut boucher ses oreilles pour entendre sa propre voix. […] Des hommes, les os rompus, le ventre ou le crâne ouvert, la poitrine défoncée, crient, pleurent ». Alors, la chirurgie maxillo-faciale veut parfois réparer les « gueules cassées »… En 1916, une étude statistique indique que 38 % des surdités ne présentent « aucune lésion apparente». Les médecins évoquent les sourds « exagérateurs » et les simulateurs. Et l’oreille serait amputée.
Malgré le vaste vacarme, de petits silences subsistent. Un silence serait un soulagement, un plaisir (coupable ?), un repos bref. Afin de survivre, le soldat apprend à décoder le bruit et les silences. Par peur de l’espionnage, par peur du défaitisme, les grandes affiches (à partir de 1915) conseillent : « Silence !! Ne parlez pas de la guerre. Nos ennemis vous écoutent. » Seuls les silences seraient patriotiques… Le 11 novembre 1918 à 11 h du matin, les canons se taisent ; l’Imperial War Museum de Londres conserve l’extraordinaire photographie des vibrations sonores, prises le jour de l’armistice près de la Moselle par un technicien américain à 11 h exactement.
Dans la guerre, ça chante. On peut répertorier 1 500 chansons françaises écrites entre 1914 et 1919. En 1914, la chanson Quand Madelon… n’intéresse pas le public parisien ; mais, très vite, les poilus privés de compagnie féminine chantent ensemble : « Quand Madelon vient nous servir à boire/ Sous la tonnelle on frôle son jupon,/ Et chacun lui raconte une histoire,/ Une histoire à sa façon. » Dès 1915, sur plusieurs fronts, cette « Marseillaise des tranchées » produit des effets bénéfiques sur le moral des troupes ; le commandement n’est pas indifférent… En 1918, Maurice Chevalier chante La Madelon de la Victoire : « Madelon, emplis mon verre/ Et chante avec les poilus:/ Nous avons gagné la guerre/ Hein ! Crois-tu qu’on les a eus !/ Madelon, ah, verse à boire,/ Et surtout n’y mets pas d’eau/ C’est pour fêter la victoire,/ Joffre, Foch et Clemenceau ! » Les nombreuses chansons glorifient les poilus. Elles se moquent des « Pruscos » et de Guillaume II : « Ils ont, ivres de vin, / Brûlé nos cathédrales !/ Reims et Louvain/ Nous crient : Vengeance !/ Vive la France. » Et, souvent, les chansons évoquent les mères des soldats, leurs épouses, leurs fiancées, les « marraines »… Il y a aussi une chanson de révolte et de mutinerie (que la police a censurée dans des lettres) : « Adieu la vie, adieu l’amour,/ Adieu toutes les femmes,/ C’est pas fini, c’est pour toujours/ De cette guerre infâme,/ C’est à Craonne, sur le plateau/ Qu’on doit laisser not’peau/ Car nous sommes tous condamnés,/ C’est nous les sacrifiés »…
Ou bien, dans l’exposition de Péronne, les photographies, les affiches, les tambours, les clairons, les cornemuses d’un bataillon écossais montrent les défilés, les fanfares, les marches militaires, les hymnes nationaux. La Grande Guerre ne s’est pas traduite par une intense production de compositions de musiques militaires nouvelles, mais par le réemploi et la généralisation de musiques plus ou moins récentes et par la multiplication des références de la musique « civile », de la chanson populaire, des musiques savantes dans la musique militaire.
Dans l’exposition de Péronne, on découvre les instruments de musique artisanaux. Les uns sont réalisés par des professionnels et les autres sont surtout improvisés par les soldats… Une mandoline est construite à partir d’un bidon ; une autre mandoline à partir d’une bassine en fer-blanc ; des violons sont parfois confectionnés avec des objets récupérés ; il existe des violons triangulaires ou parallélépipèdiques ; un violon de tranchée est construit à partir d’une boîte à cigares. Dans de longs moments de cantonnement ou de captivité, pour remonter le moral, certains inventent des instruments étranges, parfois maladroits… On trouve ici le violoncelle de guerre, massif et sobre, inventé par Maurice Maréchal (1892-1964), concertiste et pédagogue de réputation internationale ; deux menuisiers (qui ont signé leur travail) ont transformé une caisse à munitions ; selon l’utilisateur, l’instrument avait « un son de viole de gambe » ; les généraux Gouraud, Foch, Mangin et les maréchaux Joffre et Pétain ont apposé leurs signatures à divers emplacements de ce violoncelle ; dans ses carnets de guerre, Maurice Maréchal note l’« attention religieuse » de ceux qui écoutent. À l’arrière des fronts, la musique se joue lors des défilés militaires et des concerts destinés à soutenir le moral de toute la nation. La créativité musicale s’exprime dans les œuvres patriotiques, dans les musiques de deuil… Dans un premier temps de la guerre, la majorité des compositeurs n’ont aucune envie de poursuivre une activité professionnelle. En octobre 1915, Camille Saint-Saëns déclare : « Je ne puis chanter lorsque la France souffre » ; en août 1915, Paul Dukas note : « La musique est la chose au monde à quoi j’ai le moins pensé depuis dix mois »… Au début du conflit, la musique française occupe la majeure partie des concerts ; les œuvres austro-allemandes, largement représentées avant la guerre, disparaissent du répertoire ; Wagner et ses successeurs sont bannis ; le public français applaudit Saint-Saëns, Debussy, Franck, Berlioz, Gounod, Lully, Rameau, des compositeurs russes ; à partir de 1915, Beethoven revient à Paris… Après avoir été ambulancier, Ravel compose le Tombeau de Couperin (1917) ; chacune de ces six pièces est dédiée à un camarade tombé au Champ d’honneur… Henri Février (1875-1957) crée un hymne ; il cite Charles Péguy : « Heureux ceux qui sont morts pour les cités charnelles/ Car elles sont le corps de la cité de Dieu »… En 1916, Debussy compose le Noël des enfants qui n’ont plus de maison ; il s’indigne : « Les ennemis ont tout pris, tout pris, jusqu’à notre petit lit » ; ils « ont brûlé l’école », ils ont profané « l’église et Monsieur Jésus-Christ »… Gabriel Pierné évoque les destructions de la cathédrale de Reims et il menace : « Pleure, Allemagne, l’expiation est venue »… En 1915, Reynaldo Hahn compose en Argonne À nos morts ignorés… Les requiems, les musiques funèbres se multiplient pendant la guerre et après elle. En particulier, la cérémonie du soldat inconnu au Panthéon le 11 novembre 1920… Selon les Archives nationales, 50 % des partitions des imprimeurs de musique éditées en 1919 peuvent être rattachées (à la lecture de leur titre) au souvenir de la guerre. Saint-Saëns compose Cyprès et lauriers (1919) ; la première partie (pour orgue seul) est empreinte de tristesse et de recueillement ; puis, dans la deuxième partie, le clairon de la victoire sonne et une fête de village résonne. Et, à l’opéra, Reynaldo Hahn crée une Fête triomphale (1919)…
La Grande Guerre (dit-on) aurait entraîné dix millions de tués, dix-neuf millions de blessés, dix millions de mutilés, sept millions de prisonniers, neuf millions d’orphelins, cinq millions de veuves, dix millions de réfugiés. Et tu n’oublies pas la chanson de Georges Brassens : « Mon but n’est pas de chercher noise/ Aux guérillas, non, fichtre non/ Guerres saintes, guerres sournoises/ Qui n’osent pas dire leur nom,/ Chacune a quelque chos’ pour plaire,/ Chacune a son petit mérite./ Mais, mon colon, celle que j’préfère/ C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit. »
- Implanté à Péronne, dans la Somme, l’Historial de la Grande Guerre comporte 70 000 objets et documents originaux des collections. Ils nourrissent des expositions permanentes et temporaires. C’est un musée très intelligent et méthodique.
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