L’intrusion des algorithmes dans nos quotidiens stimule la réflexion collective sur les contours de la vie privée et sur le risque d’une érosion sournoise de nos libertés. Dans ce contexte, il n'est pas anecdotique que le roman 19841 fasse toujours partie des livres les plus vendus au monde. Lors des révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance de la NSA (National Security Agency) en 2013, le livre est même resté en tête des ventes sur Amazon pendant plusieurs mois… Une envolée comparable s'observe d'ailleurs depuis l'investiture du nouveau président Donald Trump.
Notion paradoxale que celle de vie privée. La vie nous est commune, le privé nous distingue.
« Privé » renvoie à l'idée de liberté. C’est un critère essentiel de classification des régimes politiques. La démocratie s'est construite sur l'opposition entre privé et public, sur l’idée qu’il devait exister un espace dérobé au regard du pouvoir, des choses indifférentes à l'État. Dans le totalitarisme, le pouvoir entend régler jusqu'à la vie amoureuse des sociétés (Benjamin Constant), c'est le contrôle abusif du tout sur les parties, une transparence absolue de l'espace.
« Privé » est aussi l'expression d'un manque. De quel public manque le privé ? Est-il possible au privé de ne manquer de rien ? Est-ce souhaitable ?
Probablement pas. Car s'il n'y avait que du privé, il n’y aurait plus de privé. Songeons à ce qu’est justement le despotisme : un pouvoir dans lequel le citoyen est réduit à sa vie privée. Le regard de l’État est omniprésent, le citoyen n’a plus de droits.
Notre démocratie moderne fait du privé un modèle. C’est un espace censé échapper à la législation de l’État. Les caractéristiques de la vie privée ne sont a priori pas privatives. Elle serait le refuge où s’exprime la singularité individuelle par opposition à la norme sociale. Espace dérobé au regard d’autrui par l’usage de la propriété, la vie privée rend possible le maintien de l’autonomie biologique et l’épanouissement de la vie sexuelle. Le corps y est prédominant.
De quoi cette vie serait-elle donc privée ?
Le citoyen est libre dès lors qu’il est libéré du processus vital, selon Aristote : « L’homme est un animal politique1 ». La polis est le lieu de l’excellence, de la vertu, on peut y faire ses preuves, montrer du courage, quand le privé serait le lieu de l’aliénation et de la contrainte.
Dans la Grèce antique, le privé était l’espace non pas de la liberté, mais de la nécessité. Domaines privé et public s’inscrivaient dans une relation constituante, le premier (nécessaire) étant le moyen d’accéder au second (désirable). On comprend alors ce que la vie privée contenait de privatif.
De ce point de vue on ne peut que constater l’évolution croisée, le chiasme historique entre sociétés anciennes et modernes. Aujourd’hui, la chose publique n’est plus valorisée, elle est perçue comme simplement nécessaire : une fonction du privé. La désaffection pour la politique s’affirme comme une constante profonde de nos sociétés occidentales, elle se mesure notamment au fait que l’abstention devient un fait politique majeur, un courant de pensée qui se structure3 … Les sondages prévoient que les Français n’ayant pas l’intention d’aller voter le 23 avril prochain représenteraient 30 % de l’ensemble du corps électoral : les abstentionnistes seraient donc les prochains vainqueurs de l’élection présidentielle. Et encore : ce pourcentage ne tient pas compte de l’abstention inavouée, qui correspond, selon l’hypothèse de Serge Galam4 , à un manque de motivation de l’électeur pour aller voter au deuxième tour alors que « son » candidat a été éliminé au premier, une sorte de procrastination qui perdure… toute la journée du vote.
L’État ne serait-il plus qu’une gigantesque administration ménagère ? La constance des appels à la société civile5 de la part des acteurs politiques eux-mêmes tendrait à corroborer cette hypothèse.
Mais si la politique n’est plus perçue que comme le moyen d’optimiser le bien-être des individus, l’État risque bien de devenir l’instrument de certains intérêts et non plus leur arbitre. On peut également s’interroger sur la valeur d’une société dont les membres auraient pour seul point commun leur vie privée. Que resterait-il pour lien à des citoyens qui se replieraient sur eux-mêmes ? On ne saurait imaginer comment l’individu réduit à sa vie privée pourrait échapper… à l’idiotie (idion : ce qui est à soi).
1. George Orwell, 1984, Secker and Warburg, 1949.
2. Aristote, Les Politiques.
3. Antoine Bueno, No Vote ! Manifeste pour l’abstention, Autrement, 2017.
4. Physicien, chercheur au CNRS, membre du CEVIPOF de Sciences-Po.
5. Dans un rapport de 2002, le Conseil économique et social définissait la société civile comme « un large espace, distinct de l'Etat (ainsi que des organismes qui, comme les partis politiques, concourent à l'exercice du pouvoir), espace à l'intérieur duquel les citoyens exercent des activités autonomes, collectives et structurées ». Ce rapport ajoutait que la société civile « inclurait un ensemble varié comportant notamment les partenaires sociaux, les autres organisations représentatives des milieux sociaux et économiques, les associations constituées pour la défense des grandes causes, les associations de proximité (...) ».
[ Extrait ]
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne.»
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, seconde partie.
Patricia De Pas
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