Toutes les amours ne sont pas le fait du dieu Cupidon et de ses flèches parfois mal avisées, quand bien même leur décocheur aurait bien visé, mais il est indéniable que le coup de foudre nous a tous frappés un jour ou l’autre. Avec l’âge, dit-on, les effets du « coup » deviendraient moins redoutables… Certains semblent d’ailleurs avoir été toujours épargnés par ce court-circuit sentimental… Qu’en est-il donc ?
Philologue et enseignant en iconologie médiévale, Jean Claude Bologne était bien placé pour dénouer l’écheveau de l’inextricable bobine des relations romantiques et de la vie sociale en s’interrogeant sur l’intervention des sens et le rôle normatif des événements sentimentaux dans l’irruption de cet « imprévu amoureux ». Chercheur rompu aux disciplines bibliothéconomiques et archivistiques, il a su nourrir sa réflexion de manière efficace, en particulier parce qu’il n’a pas mis de côté la psychologie sociale, la chimie et l’histoire de la littérature. Cette dernière, témoin magnifique des usages et des mœurs, porte l’empreinte de toutes les époques et n’omet jamais de signaler une manifestation nouvelle de l’inventivité humaine. Le coup de foudre aurait donc été inventé ?
On enfonce une porte ouverte en soulignant que le premier essai de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961 ; Pluriel, 2011), montrait déjà combien une réflexion fondée sur l’histoire littéraire peut avoir d’effet dans l’analyse du monde et du comportement humain. La théorie du désir mimétique de Girard – la relation triangulaire qu’il y décrivait – peut nous servir aujourd’hui à illustrer le livre de Bologne, qui, lui aussi, a examiné le « romantique » de son sujet de la pointe de son Opinel. L’archéologue n’est pas dupe.
Déjà présent durant l’Antiquité, c’est au XIIe siècle que le coup de foudre a subi son évolution décisive, en même temps que le roman moderne prenait forme lui aussi. Le héros perdait la rigidité marmoréenne de la figure tout d’une pièce de l’épopée (Roland) pour rejoindre la fluidité de celui qui évolue (Perceval). La complexité sentimentale pouvait s’épanouir tout à son aise et engendrer autant de récits que les auteurs à venir allaient pouvoir en cristalliser.
De Ronsard à Stendhal en passant par Crébillon et Caylus, l’expression « coup de foudre » prend corps dans les années 1830. On parlait auparavant d’amour fatal, d’amour subit, formules synonymes qui constituaient « la meilleure excuse pour les femmes de déroger à leur pudeur naturelle, en les autorisant à avouer leur amour ». Les conventions sont bel et bien liées à ce phénomène apparemment inexplicable, que la sociologie contemporaine sert encore à éclairer d’une manière clinique, comme le montre Bologne.
En contrepoint, il rappelle que l’immédiateté du désir pour un objet frappant est bien loin de certaines pratiques amoureuses. Et il prend l’exemple de Madeleine de Scudéry qui rédigeait sa Clélie en 1653, le plus long roman de langue française soit dit en passant, tout en faisant lanterner son amoureux, l’abbé Pellisson, celui-là même qui, selon Mme de Sévigné, « abusait de la permission qu’ont les hommes d’être laids ». L’abbé patientait, bouillait pour cette femme que la même Sévigné jugeait « à peine moins maltraitée du point de vue des avantages extérieurs » : il connaissait l’envers du coup de foudre. Mais quelle mise en récit de leur amour !
C’est à cette question de la mise en mots du coup de foudre par ses victimes elles-mêmes qu’ aboutit la passionnante exploration de Jean Claude Bologne. On y découvre en particulier à quel point est importante cette réintégration du lien amoureux dans la vie de chacun, et en particulier d’un lien qui serait « à risque », engageant, alors que tout dans l’existence contemporaine tend à préserver l’autonomie et la liberté de l’individu installé dans son unité comme dans une bulle. L’amour se raconte et permet de se forger une identité. Parfois, il se raconte grâce à ce sacré coup de foudre qui, une fois encore, offre à ceux qui le subissent une bonne excuse pour vivre comme ils l’entendent les relations qu’ils souhaitent. Les dieux s’amusent, c’est bien connu, et Cupidon en particulier. Serait-il le dernier fabricant d’aventuriers ?
Eric Dussert
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