Je n'ai jamais eu un quelconque talent artistique, mais certains de mes copains de l'époque en étaient pourvus. L'un deux est devenu un street artist renommé internationalement, l'autre vit de ses talents de designer. Ils ont vu naître leur vocation dans les hangars, les friches industrielles, les murs volés, les décorations de boîtes de nuit payées au noir. Quand j'ai visité Paris à seize ans, ils nous ont emmenés photographier les terrains vagues de Stalingrad où Lokiss a fait ses armes, je crois même que c'est sous ce prétexte qu'ils ont obtenu une aide financière pour le voyage. Lokiss était déjà un mythe émergent et la génération de mes copains provinciaux se hissait sur cette première vague parisienne. Ils avaient la même bible, le livre Subway Art sur les pionniers new-yorkais. La section « arts plastiques » du mouvement hip hop a essaimé autour de peu de gens, elle a ensuite explosé dans le tag qui a couvert Paris. Il se trouve que, par hasard, j'ai pu côtoyer certains de ceux qui ont porté cette culture hors de Paris, aujourd'hui sortie de la rue depuis fort longtemps. Ils admiraient déjà Lokiss, nom nimbé de mystère, dont les œuvres photographiées circulaient à travers d'obscurs fanzines, des échanges de cahiers techniques entre premiers graffeurs.
Dans le récit biographique qu'elle lui consacre, Sophie Pujas souligne que Lokiss a tout de suite imposé un style, et je m'en souviens très bien. C'était le premier à sortir du canon, en flirtant avec un art futuriste présentant des accointances avec l'abstraction. S'il restait dans les règles d'un art alphabétique, il fondait ses lettres dans la couleur. Il était déjà en avance sur un art qui naissait à peine.
Ce livre est un récit de vie d'artiste en cours, raconté au présent, rapide, syncopé, comme une nuit clandestine de graffeur où il faut se dépêcher pour ne pas être débusqué par les voisins, la police ou les vigiles. Mais c'est aussi un jet de prose poétique. La poésie est nécessaire pour évoquer cette œuvre abstraite née de la « concrete jungle ». Sophie Pujas est journaliste, mais son approche tient plus de la passion de l’art et de la sensibilité artistique et littéraire que du reportage sociologisant. Au fil du parcours de « Vincent », Lokiss, c'est aussi l'histoire et la dynamique du graffiti, aujourd'hui absorbé dans le registre du street art, qui s'esquissent.
Le graffiti art, c'est d'abord la rue. Ainsi, ceux qui l'ont inventé étaient déjà dans la rue et ont trouvé un moyen nouveau de l'investir. Ceux qui étaient, pour beaucoup, des adolescents envahissaient le Trocadéro avec leur skate, et Lokiss en était. Le tag venu d'outre-Atlantique leur est, d'après Norman Mailer qui est cité ici, « une religion du nom ». Pourquoi ? C'est là que le livre pèche un peu, éludant les questions politiques et philosophiques soulevées par cet engouement.
Ils sont très peu au début, et se retrouvent sur un terrain vague du quartier de la Chapelle, où se croiseront des figures marquantes de la culture de leur génération. Les deux rappeurs de NTM y passent eux aussi du temps. Le hip hop est une culture transversale, qui lie le tag à la danse, en passant par le flow, le maniement des platines. Et le graff. Au départ, peut-être encore moins que dans les milieux plus « post-punk » où l'on réalise des pochoirs muraux, personne ne se voit comme « artiste », parce que l'art est un périmètre sous autorisation officielle en ce temps-là, qui réclame un cursus estampillé, un langage, des codes, la fréquentation de lieux dédiés. Ils contribueront à liquider cette conception. Malheureusement, c'est le marché qui volera au bureaucrate le tampon des légitimités.
Le tag et le graffiti, qui ne s'opposent pas dans leur esprit, mais seulement dans l'analyse « progressiste » qui veut les voir avec une relative bienveillance – ce dont les concernés se fichent bien –, mobilisent le corps adolescent. C'est un jeu avec la peur et le danger, en même temps qu'un art qui engage physiquement. Il faut courir, sauter des barrières, voler des bombes à peinture, grimper sur des toits. C'est une issue exquise pour le goût du risque adolescent.
Lokiss participe à l'invention d'une culture, d'une contre-culture. Une culture populaire. Mais cette pièce d'une culture mettra longtemps à se considérer comme un art, ce qui signifie s'extraire d'un mode de vie et de faire jonction, particulièrement en France – tout cela, Sophie Pujas n'en parle pas, elle en reste à son portrait, pourquoi pas ? – avec les institutions de l'art, qui vont les flatter, vite, avec Jack Lang. Cette jonction s'opérera par l'entremise du secteur privé, qui sert de passerelle. La première commande exécutée par Lokiss est la décoration des vitrines du Printemps. La répression, sérieuse, contre le tag, menée par la Ratp, favorise ces glissements, ou l'abandon. Aujourd'hui, le tag a pratiquement disparu. Est-ce une bonne nouvelle ? À quelles radicalités les âmes adolescentes et rebelles peuvent-elles se vouer ?
Mais Vincent est un précurseur. Il glisse vers l'identité artistique, s'inscrit aux Arts appliqués, et découvre l'histoire de l'art, puis visite les musées européens. Il va ensuite suivre un chemin inédit, se nourrir de culture, décompenser par l'angoisse généralisée ce qu'il tente de sublimer sans doute depuis la découverte du graffiti, et qui pointe dans son penchant pour les identités multiples. Il va s'emparer de différentes matières, du bois et surtout du métal, s'essayer à la vidéo. En écho à des romanciers comme Borges, il se rapproche aussi des intuitions de l'astrophysique, et travaille par exemple sur l'idée du trou noir. Mais il ne rompt jamais vraiment avec son style initial, né sous les jets de spray.
Paradoxalement, lui qui a été un des premiers à sortir du terrain vague se méfie des formes désormais institutionnalisées et légitimes du street art. Il porte un regard critique sur cette intégration, désormais totale, des anciens commandos de nuit qui « déchiraient » les wagons.
« Ce qu'il reste de nuit », c'est sans doute ce qui reste de la nuit enfiévrée de cette adolescence, et qui répugne à l'officialisation. « Ce qu'il reste de nuit », c'est sans doute aussi cette chose, qui a envahi l'artiste à trente-trois ans, ce bloc sombre, qu'il a domestiqué, mais qui est toujours là, menaçant. Nuits polysémiques.
Il me paraît nécessaire d'y revenir. Pourquoi cet engouement du nom, marqué partout ? Cette lutte pour être le plus visible, cet art fondé sur la stylistique de la signature, qui occupe l'espace public ? Qu'est-ce que cela mobilisait, aussi bien dans les esprits des jeunes des cités que dans les classes moyennes dont Lokiss est issu ? Des mécanismes psychanalytiques, certes, mais encore ?
Le tag est sans doute le cri de l'individu. L'individu à qui on a vendu l'individualisme. Mais les promesses de ce modèle ne sont pas tenues. La ville n'est pas à l'individu, elle est soumise à une logique invisible, celle du foncier, insaisissable et qui s'impose au politique malgré le discours officiel. Le graffiti naît justement dans les friches de la « destruction créatrice » qui balaie les villes. Là où il y a aveu de l'impuissance des peuples sur leur environnement.
Le tag est tocquevillien. Il est le retour de flamme de jeunes à qui l’on dit : « tu es libre et égal à autrui ». Mais cette promesse est frustrée, elle sombre dans l'anonymat urbain, l'anomie qui guette, la possibilité d'appartenir à une bande mais pas à une Totalité évidente qui dépasserait la solidarité primaire des copains, elle-même fragile. Le déficit de sens, déjà, dans ces années 1980, post-illusions révolutionnaires. Les rêves livrés à l'individu de consommation sont hors de portée. Elle est loin l'Amérique.
Alors le tag dit : « je suis là ». Je suis là plus que toi. Je suis un individu mais pas celui qui est souhaité. Insaisissable. Je ne suis pas de la poussière humaine, une monade dans la masse. De la viande à sondages. La preuve que je suis là, c'est ma signature. Attrape-moi, si tu peux.
Jérôme Bonnemaison
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