Ce qui ne va pas sans une rhétorique parfois confuse et volontiers grandiloquente. Un exemple seulement : « la musique, dans son essence comme dans ses moyens, est par définition la mise en son de la geste et du drame humain » (p. 32).
Un certain mysticisme se fait jour dans ce livre. Pour Chaslin, la musique a le pouvoir de nous relier au « numineux », qu’il définit comme la perception de « l’impensable de notre condition d’être face à l’univers, son infini et son éternité ». Adepte de l’alchimie, il propose une analogie entre les quatre éléments sur lesquels elle repose et les quatre paramètres principaux de la musique : à l’air correspond la mélodie (sans jeu de mots) ; à l’eau l’harmonie, à la terre le rythme, au feu le timbre. Quant aux trois « principes » de l’alchimie, le soufre s’apparenterait à l’inspiration, le mercure au style et le sel à la forme. Pourquoi pas, après tout ; Diderot n’a-t-il pas affirmé que « l’alchimie a souvent fait découvrir de grandes vérités sur le grand chemin de l’imagination » ? À propos du style, Frédéric Chaslin distingue le style individuel, le style local et le style historique. Peut-être serait-il plus judicieux d’opposer (à la manière de Barthes pour la littérature) le style, propre à chaque compositeur, et la langue, commune aux musiciens d’une même époque (jusqu’au XXe siècle en tout cas).
Frédéric Chaslin retient le mieux notre attention quand il s’arrête sur des points précis : les conceptions pythagoriciennes en matière musicale ; l’identité rythmique frappante du début d’un air des Noces de Figaro de Mozart et de celui de la Symphonie en sol mineur du même auteur ; l’ambiguïté harmonique des premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven ; certaines subtilités cachées dans la partition de Tosca ; l’analyse émotionnelle du début d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, etc.
Chaslin attache une grande importance à la dimension sémiologique de la musique. Il y a deux écoles en ce domaine : la musique ne renvoie qu’à elle-même (c’est la conception « formaliste », le signifié ne se distingue pas du signifiant) ; la musique renvoie à autre chose. C’est ainsi que Jean-Jacques Nattiez, fondateur de la sémiologie musicale, parle respectivement de « significations musicales intrinsèques » et de « significations musicales extrinsèques ». Saussure a indirectement ouvert la voie à une sémiologie musicale en voyant dans le langage un système de signes parmi d’autres, et on ne peut nier, en outre, que la musique, comme le langage, présente une structure syntaxique. Frédéric Chaslin introduit ce chapitre en citant la phrase la plus ressassée de toute l’histoire de l’esthétique musicale, celle où Stravinsky affirme que la musique « dans son essence [est] impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. ». Chaslin remarque avec raison que Stravinsky s’était « trompé de verbe […] Il voulait dire que la musique est inapte à faire coïncider le sentiment du créateur créant avec celui de l’auditeur écoutant ». Sans doute en effet Stravinsky aurait-il pu employer le verbe « signifier » à la place d’« exprimer », car si la musique ne signifie rien au sens étroit d’une signification langagière, il est difficile de soutenir qu’elle n’exprime rien : elle évoque, elle dépeint, elle suscite...
À quoi, plus précisément, la musique peut-elle donc renvoyer ? En premier lieu, la musique peut être descriptive (on ne peut rejeter cet aspect de la musique sous prétexte qu’il ne serait pas conforme à son « essence ») ; elle peut bien sûr imiter un autre phénomène sonore (par exemple, les chants d’oiseaux), elle suggère aisément le mouvement... Plus largement, tout ce qui dans l’expérience musicale renvoie à un vécu d’une autre nature fait de la musique un objet sémiotique : notamment les qualités psychologiques qu’on attribue à telle ou telle musique, et aussi (ce n’est pas la même chose) les sentiments qu’elle fait naître en nous, les uns comme les autres dépendant pour une grande part d’un conditionnement culturel particulier. Pour Frédéric Chaslin, le « quelque chose d’autre » auquel renvoie la musique, son signifié, « ce sont les émotions et les sentiments ressentis par l’auditeur ». En cette matière, la musique prend sa revanche sur le langage ; comme le dit Susanne Langer (Philosophy in a New Key, p. 235) : « parce que les formes du sentiment humain sont beaucoup plus proches des formes musicales que de celles du langage, la musique peut révéler la nature des sentiments avec un détail et une vérité que le langage ne peut approcher ». Un détour par les « objets émotionnellement compétents » d’Antonio Damasio fait dire à Frédéric Chaslin qu’« en mêlant la sémiologie et la neurologie, on arrive à une approche de la musique comme sémiologie des émotions ».
Pour Roland Barthes, « un système est arbitraire lorsque ses signes sont fondés non par contrat mais par décision unilatérale » (Éléments de sémiologie) ; selon Frédéric Chaslin, le désarroi des mélomanes d’aujourd’hui provient de la radicalité avec laquelle les musiciens contemporains ont voulu rompre avec les signes existants : « l’abandon du système tonal et de tous les codes permettant une parfaite communication avec le public a été une erreur fatale ». Il préfère les compositeurs qui ont innové dans la « continuité » aux partisans de la « rupture », et il oppose de ce point de vue Debussy et Schoenberg. Ce dernier et ses descendants n’auraient pas recherché « la transcendance de l’homme, mais plutôt une transcendance de l’acte même de créer ».
Frédéric Chaslin a d’ailleurs un goût prononcé pour les oppositions. Ainsi, il oppose les sentiments en général à ce qui serait « le domaine réservé de l’âme », un « méta-sentiment » (peut-être le « sentiment océanique » dont s’entretenaient Romain Rolland et Freud). Il distingue les musiques qui auraient une « fonction » (en particulier, la musique traditionnelle) et les musiques qui auraient une « finalité » (cette finalité étant la transcendance). Ailleurs, la musique « dans sa manifestation » est opposée à la musique « dans son essence » (p. 87). Sur ces deux derniers points, la lecture de Jean Molino (Le Singe musicien, QL n° 1 003) sera un bon antidote. Il en va des distinctions trop tranchées comme des entités selon Guillaume d’Occam : il ne faut pas les multiplier au-delà du nécessaire.
Thierry Laisney
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