Les romans de Philippe Vasset sont souvent à la confluence de formes ou de genres variés. Sa formation de journaliste spécialiste du renseignement lui permet de connaître l’envers des décors et, depuis Un livre blanc jusqu’à ce roman, on perçoit la dimension politique de son projet, « polis » voulant dire « cité ». Certes, ce n’est pas la ville, ce « pur spectacle, échange de masses et de couleurs débarrassé de signification », que le narrateur évoque dès la première page, mais on sent bien à lire La Conjuration que cet envers de l’espace contemporain fait écho à une certaine histoire. En gros, celle du salariat et de ses crises depuis deux siècles.
C’est en effet dans une entreprise, sans doute dans une tour, que la conjuration annoncée prend tout son sens. Nous n’en dirons que l’essentiel, laissant aux lecteurs le soin de découvrir qui sont les conjurés et ce qu’ils veulent. Les espaces très nombreux et divers, visibles et invisibles, que recèle un immeuble de bureaux, font l’objet d’une exploration méthodique aux deux tiers du roman. Mais revenons à son début. Le narrateur est donc de retour dans la capitale. Il passe son temps à visiter la ville. Il le fait avec l’une de ces cartes IGN dont l’écrivain est sans doute familier. Il cherche les « zones blanches », ces espaces non cartographiés de la ville ; il s’intéresse aux « attractions éphémères et baroques », grottes de pierre, transformateurs qui prennent « des airs de temples antiques », aux cabanes qui servent de scènes d’exhibition, pour observer ce qui ne se perçoit qu’en certaines heures, délaissées par les habitants ordinaires. Les zones noires, ces lieux classifiés par les télécoms, inaccessibles, l’intéressent, comme les data centers ou les églises évangéliques fleurissant à la périphérie de la capitale, et qui portent des noms évocateurs.
Mais ces errances souterraines n’excluent pas le passage dans des espaces neufs, comme ce centre commercial du Millénaire à Aubervilliers. Les intérêts commerciaux s’y cachent sous le vernis de quelques références culturelles et littéraires, dont celle de Georges Perec. L’ironie du narrateur perce dans l’allusion à l’architecte des lieux, et dans celle aux « quidams de synthèse » que l’on voit sur les panneaux annonçant l’ouverture prochaine d’un nouvel édifice. La référence à Perec n’est pas indifférente : c’est l’un des auteurs de chevet du narrateur. Les déambulations de cet homme rappellent celles de Perec lui-même ou d’autres personnages créés par l’auteur de L’Homme qui dort. Mais ce goût des marges, des espaces qui n’en sont plus, rappelle aussi certains livres de Jean Rolin comme Zones ou La Clôture. Cette même frange de Paris est arpentée, et l’on s’attend à croiser les héros incertains de Rolin.
Une rencontre change le trajet jusque-là gratuit du narrateur. Il retrouve un certain André, auteur de thrillers à succès, à qui il servit de nègre. Tous deux décident de créer une nouvelle religion, suivant en cela à la lettre un adage d’Orwell. La quête devient plus rigoureuse encore et l’on découvrira des lieux secrets (ou pas) au gré des investigations menées par le narrateur. Le roman se constitue d’« études » avec description d’un lieu et de ce qu’on pourrait envisager. André veut gagner de l’argent de façon honnête et il a besoin de recruter les membres de cette nouvelle religion parmi les cadres qui vivent dans la région parisienne. Tout le fatras mystico- psychologico-n’importe quoi peut servir et le narrateur, devenu homme à tout faire d’André, enquête. Du salon parapsy aux groupes sado-maso, des émules de Genesis P-Orridge à ceux d’Aleister Crowley, sont mises au jour la folie autant que la banalité d’êtres en marge, allumés de toutes sortes.
La rencontre avec l’un des adhérents de la Loge 70, groupe fétichiste très fermé, dans un café bio du centre-ville de Zurich est un moment amusant de cette quête. Les pages consacrées à l’initiation/formation du narrateur pour entrer dans les espaces les mieux protégés donnent envie d’en savoir plus. On aimerait bien visiter avec Jeanne tous ces immeubles et autres lieux qu’elle ouvre à son compagnon. Elle est de ces piétons dont il donne une belle définition, pas si éloignée des imaginaires surréaliste ou situationniste : « Être piéton consiste à se repérer dans l’espace urbain sans aide et, plus largement, à connaître tous les contours de la ville. Pour un piéton, la cité n’est pas ce bloc creusé de trous et de rainures qui permet à la circulation de s’écouler, mais un corps infiniment varié, un continuum de trottoirs, de halls, de terrasses, de quais, de pelouses, d’escaliers, un nuancier de parkings et de garages, un épiderme de tunnels, de toits et de parapets dont il s’agit de goûter la moindre nuance, le grain le plus fin. »
C’est d’un espace abandonné sous la Défense, une gare du métro qui n’a jamais servi, que part le héros, après avoir abandonné André et ses projets. Dans une dernière partie qui s’apparente à un traité de l'invisibilité suivi d'exercices pratiques, il montre comment le monde invisible d'aujourd'hui, un monde rempli d'humains qui ont abandonné, décroché, qu'on a souvent renvoyés et délaissés. Mais, plutôt que dans la solitude et la douleur, il les montre disparaissant comme on peut le faire aujourd’hui, sans cesser d’être visible, et conquérant, parmi tous ceux qui ne renoncent pas à se faire une place. Ce sont les Fantômas de notre temps, aimant se cacher pour mieux réapparaître. Et raconter leur histoire naissante est une manière de célébrer la reconquête du corps de la ville, cette ville qu’on pourrait aussi « couper comme un fruit pour en goûter la pulpe ».
Norbert Czarny
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