Tu entends deux syllabes douces d’un prénom bref et étrange : Misia. Des compositeurs, des peintres, des écrivains, trois maris successifs, de nombreux amoureux, quelques amants probables, des amies (Colette, Coco Chanel), des jaloux, des rivales, le grand Diaghilev ont chuchoté : « Misia ».
Misia Godebska, polonaise, est née en 1872 à Saint-Pétersbourg. En 1893, elle s’appelle Misia Natanson, divorce en 1904. Thadée Natanson, avocat, homme d’affaires, journaliste, dirige La Revue blanche. En 1905, Misia épouse Alfred Edwards, homme d’affaires richissime et propriétaire de journaux à grand tirage. En 1907, Misia se sépare d’Edwards. En 1908, elle rencontre José María Sert, peintre catalan… Elle meurt en 1950 à son domicile à Paris, rue de Rivoli, et Coco Chanel fait sa toilette mortuaire ; elle la maquille et l’habille.
Une des reines de Paris, figure légendaire, Misia s’impose dans la vie artistique depuis la « Belle Époque » jusqu’aux « Années folles ». Efficace, puissante, parfois paresseuse et nonchalante, elle devient, à 21 ans, à l’intérieur de La Revue blanche, l’une des femmes les plus portraiturées de son temps, les plus admirées et désirées. Bonnard, Vuillard, Vallotton, Toulouse-Lautrec, Renoir la peignent… Au XXe siècle, elle est une amie de Diaghilev, de Nijinski, de Stravinski, de Ravel, de Satie, de Cocteau, de Coco Chanel. Grâce à la fortune de son deuxième mari, Alfred Edwards, elle finance, pendant plus d’une décennie, les Ballets russes. « Marraine des Ballets russes », Misia est, tour à tour, conseillère artistique de Diaghilev, « éminence rose », « sœur » de l’impresario. Et Diaghilev la considère comme « la seule femme (qu’il) puisse aimer »… Tantôt Misia est une magicienne de la création ; tantôt elle est une « faiseuse d’anges », une avorteuse. Selon les moments, elle aide et elle nuit ; elle est généreuse, puis féroce. Dans certaines lettres, Erik Satie l’appelle parfois comme la « Mère Tue-tout », la « Tante Trufaldin », une « vache », un « véritable monstre ».
Sans cesse, Misia est une énigme, une force secrète. Valentine Hugo la décrit : « Terriblement méchante, adorablement gentille, saccageant tout ce qui ne venait pas d’elle. » Une des nièces de Misia, Annette Vaillant (Le Pain polka, Mercure de France, 1974), parle du magnétisme vénéneux qu’elle exerce sur les jeunes créateurs célibataires : « Fée dangereuse, elle sait tout faire et tout défaire. Jolie, d’une beauté un peu canaille, malgré son petit profil de Minerve. (…) Musicienne, irrésistible, adorée, rouée, elle ensorcelle tous ces jeunes hommes, mais il ne lui suffit pas de régner par la grâce. » Misia est rarement mise à nu par ses célibataires ; pourtant un dessin (1906) de Pierre Bonnard la montre nue, assise sur un immense fauteuil.
Misia est souvent une sphinge rousse. Paul Morand est fasciné : « Misia boudeuse, artificieuse, géniale dans la perfidie, raffinée dans la cruauté »… Elle séduit ; elle trouble. Elle ne se refuse pas ; mais elle ne se donne jamais. Elle est une aguicheuse, une frôleuse ; elle se dérobe. Elle est, peut-être, Diane. Un tableau d’Édouard Vuillard s’intitule La Nuque de Misia (1897-1899). Dans une robe blanche, son profil se devine ; Misia semble humer l’odeur de son corps. Vuillard est amoureux et timide. Dans ses Mémoires, Misia se souvient d’une promenade au bord de l’Yonne. Le soir, Vuillard et Misia marchent ensemble : « Le sol devenait rugueux sous nos pas. Je m’accrochai le pied dans une racine et tombai à moitié. Vuillard s’était arrêté court pour m’aider à reprendre mon équilibre. Nos regards se rencontrèrent brusquement. Je ne vis que ses yeux tristes briller dans l’obscurité grandissante. Il éclata en sanglots. C’est la plus belle déclaration d’amour qu’un homme m’ait jamais faite. »
Misia est toujours une dominatrice. Elle s’ennuie vite. Elle sait mépriser. Lorsque Caruso recommence une nouvelle vocalise, elle lance : « Assez ! Je n’en peux plus ! » Au beau milieu d’une générale, il lui arrive de se lever et de partir… Elle est une panthère impérieuse et sanguinaire. Elle est une femme-chatte, comme celles que Colette décrivait. Thadée Natanson dit de son épouse : « Elle est si jolie quand elle est fâchée »…
Marcel Proust (Sodome et Gomorrhe, 1922) évoque Misia dans les Ballet russes comme « la princesse Yourbeletieff ». Proust note : « Quand, avec l’efflorescence prodigieuse des Ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benois, du génie Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutes à imiter (…). » Coco Chanel a aussi donné (avec une amitié perfide) un surnom à Misia : « Madame Verdurinska ». Un dessin de Jean Cocteau s’intitule Misia de profil avec une aigrette (1917)…
Un éventail japonais a appartenu à Misia. Sur cet éventail, Stéphane Mallarmé a calligraphié un quatrain autographe : « Aile que du papier reploie, Bats toute si t’initia / Naguère à l’orage et à la joie / De son piano Missia (sic) ». Car Misia a conservé, pendant toute sa vie, cet éventail offert par Mallarmé à Valvins. Jean Cocteau regarde l’éventail et précise : « De tous ces contrats de mariage, de tous ces permis de séjour, c’était sans doute le seul papier sauvé par cette Polonaise, d’un désordre admirable où se sont englouties des fortunes. » Ne restent que l’éventail et les vents du passé.
Gilbert Lascault
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