Le Brésil est-il un enfer ? Après avoir lu Luiz Ruffato, on n’a plus envie de prendre un billet pour Rio. On se demande : est-ce que je vais me faire mordre par une vipère ? Dévorer par un rat ? Enlever de ma voiture par des kidnappeurs avant d’être assassiné et laissé au fond d’un ravin ? Les femmes brésiliennes, loin d’être des clones de Gisèle Bündchen, sont-elles toutes vénales, folles et malades, et prostituées de surcroît ?
Touriste, on espère passer à côté des souffrances indigènes, on se croit vacciné contre le danger, protégé par l’argent qui vient d’ailleurs. Mais pour ceux qui n’ont pas le luxe de partir, dont tout le capital – humain et financier – réside dans le pays, il en va autrement, ou il en allait autrement : L’Enfer provisoire (deux volumes sont traduits en français) se déroule à une époque particulièrement dure, celle de l’industrialisation du Brésil. En lisant Ruffato, qui situe ses récits entre Cataguases et São Paolo, on a l’impression de remonter très loin dans le temps, comme si on était au XIXe siècle en Europe ou aux États-Unis. La cruauté et la rudesse qu’il dépeint font penser à Dickens, tandis que, par le choix d’une forme fragmentée et kaléidoscopique, il évoque irrésistiblement Dos Passos.
Ses personnages sont avant tout les pions d’un système chaotique qui les dépasse : du coup, narrateur et lecteur survolent cet échiquier d’en haut, tels les anges dans Les Ailes du désir de Wim Wenders, où Bruno Ganz et son confrère écoutent des monologues intérieurs qui se confondent en une cacophonie.
Ces textes constituent un cas d’école pour la théorie bakhtinienne, selon laquelle le roman serait un patchwork linguistique : bribes de journaux et de chansons populaires, panneaux publicitaires, conversations entre amants, agressions verbales et physiques entre adolescents ou travailleurs. Le critique non lusophone et n’ayant jamais mis les pieds au Brésil aura quelque scrupule à commenter ces livres : on sent confusément qu’on a entre les mains des objets cachant des profondeurs inouïes.
Heureusement, il y a Wikipédia, qui permet de se renseigner sur Cecília Meireles, grande figure du modernisme brésilien, auteur des vers de l’épigraphe du premier volume de Luiz Ruffato : « Tant et tant de chevaux, / mais personne ne connaît plus leurs noms, / ni leur pelage, ni leur origine… ». N’en va-t-il pas de même pour les personnages de cet univers romanesque ? Ils subissent le joug de leur destin avec la grâce et l’impuissance de ces nobles mammifères. Leur origine ? Si, pour Borges, l’Argentine était un pays de vingt-cinq millions d’exilés, à Cataguases comme à São Paulo les terres des ancêtres – Amazonie, Portugal, Italie – continuent à exercer une très forte attraction.
Connaît-on les noms des personnages ? Pas toujours. Tant et tant de chevaux – où l’intrigue se déroule en une seule journée, celle du 9 mai 2000, à São Paulo – commence alors qu’on croise le chemin d’un conducteur avant le lever du soleil, qui aura lieu, ce jour-là, à 6 h 42. Il roule dans une Chrysler Neon « sur l’asphalte accidenté, sans tenir compte des bosses, dos d’âne, cassis, nids-de-poule, aspérités, dénivellations, graviers, trouée noire dans la nuit noire, emprisonnée, la musique hypnotique, toum-toum, sensuelles les mains glissent sur le cuir du volant, toum-toum toum-toum, le corps, la voiture, avancent ; écartent les lumières ».
Qui est-ce ? Comment s’appelle-t-il ? Il y a six ans, il était pauvre, il « traînait sa pâle maigreur par les rares ombres de rues tristes de Muriaé une ville triste ». Maintenant, après des études aux États-Unis, il travaille dans une banque où « il est responsable de la caisse noire de l’agence ». Il doit aller chercher une femme à l’aéroport, débarquée d’un vol en provenance de Londres-Gatwick. Est-ce la sienne ou celle de son patron ? Après deux pages passées en compagnie de ce personnage, il disparaît à jamais du récit…
Dans le portrait suivant, ses successeurs empruntent la voie publique de façon moins clinquante. Il s’agit d’un homme, de son fils et d’un « jeunot » qui marchent en file indienne « sur le sentier qui s’étire le long de l’autoroute ». Encore un croquis de deux pages où l’activité des personnages consiste à déterminer l’origine des véhicules sur l’autoroute d’après leur plaque d’immatriculation : est-ce là le seul indice d’une identité brésilienne en mouvement perpétuel ?
Des gens heureux débute, lui aussi, par des phrases qui évoquent le voyage, notamment un poème de Jorge de Lima où des navires « n’arrivent pas / même sans avoir fait naufrage ». Ruffato accompagne également son texte d’une chanson italienne : « Mamma, son tanto felice / Perché ritorno da te. » L’italien est omniprésent, langue du passé et des origines, celle d’une mère à laquelle une féroce réalité économique arrache ses enfants.
Quoi qu’on fasse, on perd. Ou, comme dit Carlos Drummond de Andrade : « Toute histoire est un remords. » Au début du Monde ennemi, les jeunes qui ont quitté Cataguases pour une situation meilleure à São Paulo retournent à la maison pour Noël. Luzimar, lui, n’est jamais parti. Fils de Marlindo, qui vendait du pop-corn dans sa voiturette devant le collège, il travaille à la manufacture, où il est à l’emballage. En traversant la ville à vélo, il remarque la Coccinelle verte de Gildo, son copain d’enfance, de retour pour les fêtes. Gildo l’invite à entrer chez sa mère, où les deux amis boivent de la bière. Luzimar se hâte de se lever pour rejoindre sa femme, mais son ami ne le laisse pas partir, il le nargue sur sa vie minable dans ce petit bled ; en réalité, il est plein d'envie.
Dans À Lisbonne j’ai pensé à toi, le regret et la nostalgie prennent une dimension universelle. Le « toi » du titre se réfère au Brésil entier : Serginho, le narrateur, n’y a laissé aucune attache quand il est parti faire fortune à Lisbonne. La cigarette, élément structurant du roman, le divise en deux parties : « Comment j’ai arrêté de fumer » et « Comment j’ai recommencé à fumer ». Allusion à La Conscience de Zeno, où Italo Svevo s’était servi d’une tentative de sevrage tabagique comme prétexte à une longue et charmante digression.
Pour Ruffato comme pour Svevo, fumer la cigarette revient à accepter sa condition de mortel. Le véritable cancer brésilien ne serait pas lié à ce produit du Nouveau Monde, mais plutôt à une invention européenne : le capitalisme.
À Lisbonne, ville baroque, incarnation du memento mori, Serginho finira par acquérir la sagesse qui lui faisait défaut au Brésil : son dernier geste sera d’allumer une SG, marque fabriquée dans son pays d’adoption.
Steven Sampson
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