André Aciman aime les squares. On le voit dans ses essais – consacrés, entre autres, à Abingdon Square, à la place des Vosges, au square Lamartine et à Straus Park – aussi bien que dans ses romans, où, pour méditer sur leurs tribulations amicales ou érotiques, ses narrateurs se recueillent dans des endroits qui deviennent ainsi leurs jardins secrets, au sens propre.
Cet espace urbain, que représente-t-il ? Il résiste au passage du temps et aux pigeons. Au milieu on trouve souvent une statue, que ce soit une figure allégorique ou un personnage historique, immortalisé dans le marbre ou le bronze. Perchée sur son socle, elle surveille un domaine étriqué et subit des attaques quotidiennes, et invisibles, de la part des voitures et des bus, dont les émissions de dioxyde de carbone la rongent et la fragilisent. Toute la journée, les passagers et les piétons passent à côté sans prendre le temps de contempler la tranquillité et le mystère contenus dans ces petits enclos verdoyants, délimités parfois par une grille en fer forgé. Les conducteurs sont pressés, ils appuient sur l’accélérateur pour ne pas rater le feu suivant. Deux files de véhicules s’avancent ainsi en sens opposé, chacune cherchant à gagner le territoire qui vient d’être quitté par l’autre.
Tout cela, n’est-ce pas une métaphore pour les pensées du narrateur d’André Aciman ? Lorsqu’il se trouve dans le quartier de l’Upper West Side, près de l’Hudson, il rêve de la Seine. Tandis que, lors de ses pèlerinages au square Lamartine, haut lieu de son adolescence, il songe à Manhattan. Il ne vit jamais le moment présent, se projetant sans cesse dans un conditionnel passé ou dans un futur antérieur.
Les statues, elles, sont plus tranquilles. Comme des arbres, elles sont fixées aux petites parcelles de terre où elles résident et n’ont aucune envie d’être ailleurs. Elles ont chacune un chez soi, même si, comme pour Aciman, ce sont des lieux d’exil. Prenons l’exemple de Straus Park, foyer du roman Eight White Nights, publié aux États-Unis en 2010. Comme d’autres « parcs » – selon l’appellation américaine –, ce petit domaine de 300 m2 abrite un monument en bronze, une nymphe allongée qui rappelle aux visiteurs le destin d’Isidor Strauss, mort avec le Titanic, dont le cadavre gît dans l’épave du paquebot à mille kilomètres de là.
On voit bien que la traversée de l’Atlantique est vertigineuse ! Le narrateur de Eight White Nights le sait, et pourtant il tombe amoureux d’une jeune femme nommée Clara Brunschvicg qui le transporte, grâce aux fantasmes qu’elle éveille chez lui, au-delà de ce même océan, pour atterrir en Europe à une autre époque, celle de la Mitteleuropa, dont elle serait l’incarnation même.
Ils se rencontrent, comme dans Ma nuit chez Maud, un soir de Noël. Leur histoire d’amour durera huit nuits blanches. Entre-temps, ils se voient presque tous les soirs dans une salle d’art et d’essai à Manhattan, lieu de projection d’une série de films d’Éric Rohmer, dans le cadre d’un festival qui lui est consacré. Tout comme ce beau roman d’André Aciman. L’écrivain et le cinéaste partagent une passion pour l’analyse de la passion, la conviction que l’amour le plus jouissif est celui qui n’est pas consommé. Dans Eight White Nights, la danse de séduction, sur les musiques de Bach, de Haendel et de Beethoven, ne s’arrête pas : les amants se rapprochent et s’éloignent, mais ils n’auront pas le temps, avant que le romancier dise « Coupez » à la page 360, de jouir du plaisir qui, vu leur intimité grandissante, promet d’être intense. Le lecteur doit imaginer ce moment renvoyé à un temps post-diégétique, peut-être le jour de la saint Basile, saint connu pour être l’auteur des règles monastiques.
En ajournant leur jouissance, pratiquent-ils une forme d’ascétisme ou, au contraire, est-ce une façon de se vautrer dans les délices de la luxure ? Pendant huit jours, le narrateur de Eight White Nights se pose des questions, essayant d’interpréter ses sentiments et ses désirs, ainsi que ceux de son amoureuse. On n’attend pas de réponses, l’analyse sert plutôt à mettre en exergue la profondeur des sentiments. Dans un monde trop attaché à la surface des choses, André Aciman essaie de raviver une noble tradition, celle du roman d’analyse du XIXe siècle, représentée par Stendhal et par Proust, et dont, au XXe siècle, Éric Rohmer serait l’un des seuls dignes héritiers.
Trois ans plus tard, l’auteur revient avec Harvard Square, fiction qui lui fournit l’occasion de disséquer une relation masculine. Il s’agit de nouveau d’un narrateur anonyme et d’un rescapé d’une autre culture. Encore une fois, la situation géographique est capitale, marquée par ses trois éléments préférés : la proximité de l’eau (le Hudson/le Charles), d’une université (Columbia/Harvard) et d’un square (Straus Park/Harvard Square). Ce dernier représente non seulement le centre névralgique du quartier, mais surtout un espace ancien et authentique, un vestige urbain d’un mode de vie pas encore écrasé par l’uniformisation à l’américaine.
Parce que, en Amérique, même l’urbanisme subit la pression de la conformité, Manhattan étant l’un des meilleurs exemples. La ville est agencée d’après une grille – le grid – rigide et géométrique où les voies s’entrecroisent à angle droit. Il n’empêche que certaines rues peuvent garder un tracé archaïque, défiant la logique dominante. Celles-ci se trouvent souvent à l’emplacement d’anciens chemins indiens. C’est le cas de Broadway à Manhattan et de Massachusetts Avenue à Cambridge. Que se passe-t-il lorsqu’une de ces grandes avenues primordiales et irrégulières se heurte à une rue rationnelle conçue selon l’esprit américain ? De telles collisions donnent naissance à des squares, ces petites excroissances biscornues et disgracieuses, ornées des tombeaux de civilisations disparues.
Dans l’œuvre d’Aciman, on voit le même phénomène chez les êtres humains : la rencontre entre deux personnes n’est pas toujours respectueuse de la « grille », et il en découle quelque chose qui dérange, qui se démarque de la « géographie » ambiante.
Dans Harvard Square, cela se passe un soir des années 1970 non loin de la place éponyme, quand le narrateur, un Juif égyptien inscrit en thèse à Harvard, rencontre un chauffeur de taxi tunisien au café Algiers. En plus de leurs racines nord-africaines et de leur amour de la langue française, ils partagent un sentiment d’aliénation par rapport à l’Amérique, ce pays où tout est « ersatz ». Le Tunisien s’appelle Kalaj, raccourci de « kalachnikov », le fusil soviétique, à cause de sa façon de railler son pays d’adoption en crachant ses mots. Lorsqu’il n’est pas en train de boire au café Algiers, il maraude dans les rues de la région bostonienne, essayant de respecter les règles, lui qui, dans le tréfonds de son âme maghrébine, préférerait emprunter des chemins plus subtils.
Quant au narrateur, après des années passées aux États-Unis et ses études à Harvard où il fréquente l’aristocratie WASP, il ne sait plus où se situer. Est-il devenu américain ? Ou demeure-t-il chez lui quelque chose de difforme et d’inadapté, quelque chose qui fait tache d’huile, à l’instar du refuge pour piétons au milieu de Harvard Square, ce petit « îlot » de quelques mètres carrés qui abrite un kiosque rempli de journaux étrangers, comme si, au cœur même de la meilleure université américaine, on avait envie d’être ailleurs ?
- C’est en fait son quatrième, en comptant ses mémoires Adieu Alexandrie, parfois considérés comme un roman.
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