Que ressent la femme amoureuse ? Les hommes se le demandent ; le romancier, lui, l’imagine.
Dans Virgin Suicides, son premier roman, Jeffrey Eugenides invente les sœurs Lisbon, cinq adolescentes catholiques et vierges, étudiées de façon obsessionnelle par un groupe de garçons qui investissent la maison d’en face et passent leur temps à les observer à l’aide de jumelles. La rue qui sépare les deux maisons correspond à la frontière entre les sexes. Espace qui disparaîtra dans Middlesex, où Eugenides emprunte la voie du milieu, celle d’un héros hermaphrodite capable de vivre des deux côtés.
Le Roman du mariage marque un retour à une répartition anatomique classique. Du coup, aucun des personnages ne sera omniscient, ce qui oblige le narrateur à s’introduire dans la tête de chacun d’entre eux. Mais c’est Madeleine qui l’intéresse le plus. La question qui sous-tend ce roman est la suivante : suite à la libération sexuelle, y a-t-il toujours un être féminin ? Ou devrait-on considérer que la femme est un homme comme les autres ? Sommes-nous tous des hermaphrodites ?
Cette histoire commence à Brown University dans la ville de Providence, choix providentiel qui indique sa portée universelle et pédagogique, tout comme la référence à Madeleine, femme qui fut traitée pendant longtemps par les historiens comme une ex-prostituée, mi-salope mi-sainte. C’est une figure familière chez Jeffrey Eugenides. Dans Virgin Suicides, elle s’appelait Lux Lisbon, âgée de quatorze ans, comme la Vierge. Les sœurs de Lux portaient toutes des prénoms évocateurs de la bonté ou de la sainteté : Mary, Therese, Bonnie et Cecilia. Lux profita de sa première sortie de la maison en compagnie d’un garçon, fête annuelle de l’école oblige, pour sacrifier sa virginité sur l’autel du terrain de football, espace sacré normalement réservé aux guerriers. Elle y fut abandonnée après l’acte, tel un animal tué sur la route. En se levant en plein milieu de la nuit, elle fut aussi seule que Jésus dans le jardin de Gethsémani. S’ensuivit sa rapide montée aux enfers, où chaque soir, sur le toit de la maison, elle donna son trésor à un nouveau venu, qu’il fût serveur, motard ou comptable.
Dans Le Roman du mariage, c’est Madeleine qui endosse le rôle de la sainte déchue. On la rencontre le lendemain de sa première débauche, encore sur le campus à un moment solennel, cette fois à la veille de la cérémonie de remise des diplômes. Madeleine porte sa robe de la soirée précédente, tachée probablement du sperme du garçon qu’elle a croisé à une fête, et qu’elle a gratifié d’une fellation.
Une heure après, au restaurant avec ses parents, elle sera un petit ange. Ils remarquent la présence, sur la pelouse de l’église en face, d’un certain Mitchell Grammaticus – le Verbe devenu Chair –, alter ego de l’auteur, comme lui originaire de Détroit et baptisé selon le rite grec orthodoxe. Ce mystique était en train de méditer, assis sur l’herbe, à la manière d’un hindou. Madeleine lui propose de venir s’asseoir à leur table, et les deux amis entament une discussion enjouée sans le moindre rappel du côté obscur et érotique de leur relation.
En effet, trois ans auparavant, Mitchell a failli prendre possession de sa Madeleine, et comme Proust, il ne cessera d’y penser. Ce fut encore un moment solennel, le week-end de Thanksgiving, fête nationale de caractère quasi religieux aux États-Unis, où elle l’avait invité chez ses parents. Vers la fin du séjour, à l’instar de Lux, elle a voulu clore les rites en lui faisant une offrande. À cette fin, elle est montée dans la mansarde où Mitchell était logé. Il l’a accueillie à la manière du Christ. Attitude hautaine qu’elle ne lui a jamais pardonnée.
Lors de sa dernière année à la fac, elle tombera amoureuse, pas de Mitchell, mais de deux autres, et en même temps : « Les problèmes amoureux de Madeleine avaient commencé à un moment où, pour son cours de théorie littéraire, elle lisait un ouvrage d’un auteur français qui déconstruisait l’idée même de l’amour. » Ah, ces sacrés Français, si doués pour semer le trouble chez les jeunes Américaines !
Tout en étant séduite par l’esprit de Roland Barthes, elle craquera pour le corps de l’un des étudiants du cours de sémiologie, Leonard Bankhead, brillantissime biologiste, maniaco-dépressif et coureur de jupons. Ils couchent ensemble assez rapidement, même si, au début, Madeleine n’y prend pas de plaisir. C’est normal, selon la mythologie contemporaine – aux États-Unis, en tout cas –, la femme au lit est une consommatrice exigeante. Tel un œnologue avisé qui déguste des milliers de Bordeaux afin de comparer leur robe, leur limpidité et leur viscosité, l’Américaine avide du sexe in the city accumule les conquêtes, désabusée, dans sa recherche permanente de Mr Big. N’est-ce pas là un autre signe du puritanisme, cette façon de transformer la relation érotique en objet à estimer comme une paire de chaussures en solde ? La pratique en devient un trope littéraire, et pas seulement pour les écrivains féminins. Eugenides met la main à la pâte, relatant avec jouissance le recul de la femme qui provoque, froidement, des éjaculations.
Cela dit, Madeleine et Leonard finissent par trouver des positions et des rythmes qui leur conviennent. Mais leur idylle sexuelle sera de courte durée. Une première rupture sera suivie par la dépression et l’hospitalisation du garçon. Lorsqu’il sort de l’hôpital, affaibli et sous une lourde médication, Madeleine deviendra son infirmière attitrée.
Quant à Grammaticus, qui a apparemment compris la nature illusoire de l’amour, il est parti en Inde, pays de l’ascétisme et du renoncement. Toujours fidèle à sa vocation christique, il se porte volontaire dans un hospice dirigé par Mère Teresa, et aura même l’occasion de la voir en chair et en os lors d’une messe dans une petite chapelle à Calcutta.
Deux saintes, deux infirmières. Madeleine s’occupe du bien-être de Leonard pendant qu’il vaque à son travail dans un laboratoire biologique. Les recherches de son équipe portent sur la reproduction des levures. Voilà des organismes intelligents ! Pour se reproduire, il leur suffit de pratiquer la scission, c’est-à-dire la multiplication asexuée. Éprouvent-ils du plaisir ? Peu importe. N’est-ce pas là l’avenir de l’humanité ? Vive la PMA !
Quel paradoxe, un roman qui met en scène le puritanisme américain tout en se situant sous le signe de Roland Barthes. Pour le théoricien français, l’amour n’était que discours, une illusion agréable située au cœur d’un joli récit. Mais la sensibilité américaine ne peut se satisfaire du seul Verbe. Elle a besoin de le voir incarné. Il ne suffit pas de « déconstruire » la représentation littéraire de l’amour, il faut s’attaquer à la chose. Barthes n’est pas allé assez loin.
Est-ce parce qu’il était issu de la culture française, imprégnée de son inconscient catholique ? Barthes voyait-il une distinction entre discours et réalité ? Les textes ne sont-ils pas à considérer comme l’hostie consacrée, remplis de la présence réelle ? Celui qui monte en épingle leurs artifices ne fait-il pas autant pour les relations sociales ?
Eugenides se veut « passeur » barthésien dans l’univers anglo-saxon, mais il n’a pas affaire au même public. Le sien ne croit pas au pouvoir magique de la littérature. Il doit alors tenir un discours plus terre à terre, en lui parlant, par exemple, de levures ou d’infections du tractus urinaire. A-t-on besoin de savoir que les baisers de Leonard, à cause de ses médicaments, ont un goût métallique ? Ou que Lux avait des papillomavirus humains (PVH) ? Dieu est dans les détails. On entre dans la matière uniquement par la porte de l’humiliation, à l’instar de Jésus lavant les pieds de ses disciples. Il faut se vautrer dans le dégoût, ce qui est l’essence de l’expérience féminine.
Parce qu’elles – Lux, Madeleine, Mère Teresa – se sont toutes sacrifiées. Maintenant c’est à nous de leur servir de témoins. En commençant avec la lecture du Roman du mariage. Elle vaut comme acte de foi. En lisant des louanges maristes à la gloire de la femme emblématique, pourrons-nous un jour racheter nos péchés ?
Steven Sampson
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