Dès l'épigraphe, l'auteur annonce la couleur : « Une brouille, ce n'est rien dût-on ne jamais se revoir, tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. »
Est-ce possible ? Une citation de Jean-Paul Sartre pour commencer un texte de Serge Koster ? Au lieu d'un extrait puisé dans l'oeuvre de Paul Léautaud, son auteur de prédilection, celui qui, dans son journal d'après-guerre, regrette l'occupation allemande ? Koster est-il un homme de gauche ou de droite ? Est-il juif ou antisémite ? Un ami fidèle qui sollicite la compagnie de ses pairs, ou un misanthrope pour qui seule importe l'écriture ?
De fait, dès avant sa circoncision tardive à l'âge de six ans, événement relaté dans Trou de mémoire, Koster a pris goût aux ruptures brutales, surtout lorsqu'elles se font au nom d'un principe. Cet essayiste, qui, libéré par les exemples de Léautaud et de Francis Ponge, a décidé d'abandonner le roman au profit des essais et mémoires écrits dans un style qui s'appuie sur tout ce qu'il a appris en tant que latiniste, grammairien, professeur de lycée et amoureux de Racine, parvient à communiquer à chacune de ses phrases l'énergie de la contradiction. Il peut être aussi tordu dans la syntaxe qu'il l'est dans l'amitié, ce qui frappe et ne laisse pas indifférent. Koster ne se lit pas à la légère ; il faut étudier son écriture, plonger dans ses paragraphes pleins de digressions et de difficultés.
Parce que la brouille fait partie de sa nature la plus profonde : « Ce doit être de naissance. Antérieur à la naissance. Je me suis si souvent brouillé avec les autres qu'il faut que je le sois avec moi-même. »
Mais puisque soi-même ne suffit pas pour supporter le poids de toute cette hostilité, il faut des alliés, voire des ennemis : « J'y goûte un mélange de jubilation et de mélancolie où je crois reconnaître Alceste. Je me sers de lui comme d'une béquille. Il est mon double et moi-même. » Si dans son précédent livre de mémoires, Léautaud tel qu'en moi-même, Koster a cédé son espace intérieur au personnage de Paul Léautaud, ici c'est avec « un zeste d'Alceste » qu'il corse son récit, ce qui lui donne un goût acidulé et tranchant.
Le va-et-vient entre souvenirs nostalgiques et moments jouissifs du présent, entre amis et adversaires, entre, d'un côté, des personnages réellement connus de l'auteur et, de l'autre, des modèles littéraires avec lesquels il se flatte d'être brouillé, infuse à ce texte une saveur onirique, ou pour le dire avec ses mots : « Alceste rompu, je parcours les années dans les deux sens, comme on lit un palindrome. » On a l'impression que le narrateur est un personnage hors du temps qui réussit facilement à traverser les siècles afin de converser avec ses confrères, ces adeptes que l'on reconnaît à leur passion inconditionnelle pour le Verbe.
Mes brouilles aurait pu s'appeler différemment : « Si le titre n'était déjà pris, ce texte se serait volontiers intitulé Mes poisons, qui appartient à Sainte-Beuve. Non que ce dernier l'ait choisi : le livre est posthume, paru en 1926, et baptisé ainsi par l'éditeur, Victor Giraud. À mes yeux, être publié quand on n'est plus rien est un signe de grande santé. »
Serge Koster sera-t-il en bonne santé dans cent ans ? Son bilan médical dépend en partie de celui du français, langue qu'il persiste à employer de façon érudite et sophistiquée à une époque où elle se simplifie et s'autodétruit sous l'effet des anglicismes. Les lecteurs francophones du siècle prochain seront-ils sensibles au style d'un auteur chez qui la poésie et le palimpseste se font sentir au premier coup d'oeil, dès que l'on consulte les titres de ses livres : Le soleil ni la mort ; Une femme de si près tenue ; L'Aura de leur nom ; Je ne mourrai pas tout entier ? Koster, lui, semble ne pas se préoccuper de telles considérations, suivant l'exemple de son mentor Léautaud. Comme il le dit dans son texte d'hommage à celui-ci : « Le monde travaille à vous méconnaître. Je coopère volontiers, certain d'écoper. »
Cela étant, Koster « coopère » si bien que le lecteur avisé finit par avoir l'impression de le cerner. Et ses portraits précis et détaillés de certains de ses sujets, loin de nous convaincre de sa misanthropie, témoignent plutôt d'une grande tendresse pour le genre humain. Ceux de Maurice Nadeau et de Roland Jaccard sont particulièrement touchants. Il décrit avec justesse l'ambiance des comités de rédaction de La Quinzaine littéraire pendant les années soixante-dix, lorsqu'il s'y rendait le mercredi, au deuxième étage d'un immeuble « vétuste » de la rue du Temple. Il se souvient des réunions où, « un tantinet pédant », il employait des mots savants par exemple « paronomase » et des réactions de Nadeau : « Cet ancien instituteur attrapait un dictionnaire, un sourire interrogatif et gourmand peint sur ses traits ; l'ayant consulté : « Ah ! oui, il a raison», concluait-il avec gentillesse, encerclé d'une montagne de livres, au milieu de cette forteresse assiégée que nous nous représentions son magazine. » Koster ne s'est « jamais consolé » d'avoir perdu l'amitié de son ancien éditeur, suite à une brouille ultérieure.
Avec Jaccard, en revanche, ça s'est mieux passé, justement à cause de la géographie de ce « petit monde étroit », selon les termes de Sartre. Fâchés l'un contre l'autre, Koster et Jaccard se croisèrent pendant des semaines sans s'adresser la parole, entre le Flore et Sèvres-Babylone : « Place de la CroixRouge, à l'ombre du centaure aux grosses couilles, nous nous comportions en parfaits imbéciles. » Ils ont fini par se rapprocher.
Koster se serait-il un jour réconcilié avec Sartre, autre habitué du Flore ? Cela semble peu probable.
Steven Sampson
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