Il n’y a pas de doute concernant la généalogie du prénom du premier homme : en hébreu, « adama » veut dire « la terre ». Mais quand Joyce Carol Oates se met à réécrire la Bible, en lui donnant une tournure féministe, l’histoire devient moins limpide. À cinq ans, son héroïne, une enfant abandonnée, s’appelait Jewell, déformation de « jewel » (bijou, pierre précieuse issue de la terre), nom prononcé en deux syllabes par sa première famille d’accueil : Jew-ell, mettant ainsi en lumière une autre strate sémantique, juive celle-ci.
Plus tard, elle sera adoptée et rebaptisée Meredith Ruth Neukirchen. Intégrée au sein d’une nouvelle église – les parents ne sont-ils pas toujours des dieux à vénérer ? –, Meredith semble suivre le chemin de Ruth, qui avait annoncé à sa bellemère : « Ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. » Élevée en quaker, elle s’efforce de suivre les consignes de tolérance et de silence imposées par cette religion de raison et de paix. Hélas, comme la lave bouillante qui remonte à la surface lors de collisions entre des plaques tectoniques, les émotions refoulées et irrationnelles liées aux traumatismes de sa petite enfance finiront par resurgir en elle. De fait, c’est cette couche archaïque qui constitue le terrain de prédilection de Joyce Carol Oates.
Une nouvelle fois, on pense à Philip Roth : l’héroïne de Pastorale américaine – autre roman situé dans le New Jersey – s’appelait Meredith, mais portait le surnom de « Merry ». Qui se prononce comme « Mary », la mère de Dieu. Dans les deux textes, il s’agit de femmes qui, après avoir été victimes d’abus au sein de leur famille, n’arrivent pas, en atteignant l’âge adulte, à vivre leur féminité. Très décidées et volontaires au plan politique, elles sont handicapées dans leur vie affective. Infécondes, elles ne réalisent pas la promesse faite à Marie. Cela dit, leur innocence face aux comportements masculins évoque une sorte de virginité. Ou bien sont-elles asexuées ? Meredith Ruth Neukirchen, professeur de philosophie et première présidente d’une université qui ressemble à Princeton (celle où Joyce Carol Oates enseigne), préfère être appelée par ses initiales, « M. R. », acronyme de l’honorifique « Mister ». A-t-elle été transformée en homme par son exercice du pouvoir ? L’essence d’une femme ne consiste-t-elle pas à se résigner – avec joie, même – à sa défaite inéluctable ?
Joyce Carol Oates n’hésite pas à poser de telles questions, ce qui contribue à sa réputation d’écrivain « gothique ». Le viol, réel ou possible, paraît omniprésent dans la conscience de ses personnages féminins. Pire encore, elles font tout pour en courir le risque – « inconsciemment », à la façon des invités de Dracula qui s’arrangent pour ignorer les desseins de leur hôte.
Ses héroïnes ne sont-elles pas les héritières d’une tradition biblique ? Dans l’Ancien Testament, le viol se pratiquait dans les meilleures familles. Aussi bien que le sacrifice humain. M. R., à l’instar d’Isaac, a failli périr à côté du mont Moriah, l’un des plus hauts sommets des Adirondacks du Sud. Sa mère l’a abandonnée sur les vasières désolées du Black Snake River, où elle serait morte si elle n’avait été sauvée par un trappeur. Ensuite, elle a été adoptée par une famille d’un autre culte, avant de devenir adulte et d’assumer d’importantes responsabilités politiques. Tout comme Moïse, abandonné par sa mère dans une corbeille sur le Nil pour être trouvé et adopté par la fille du pharaon.
M. R. a-t-elle un grand destin à réaliser ? Quel « peuple » serait le sien ? Le genre féminin ? La classe modeste et peu éduquée d’où elle est issue ? Les intellectuels de gauche, les écrivains et professeurs qui, dans cette année 2003, s’alarment des préparatifs du gouvernement Bush pour la guerre en Iraq ? Ceux-ci, à la différence des administrateurs comme M. R. qui sont tenus au devoir de réserve, sont libres d’exprimer leur indignation.
Au fond, ces questions sont peut-être trop abstraites. Pour Joyce Carol Oates, les enjeux sont ailleurs. Comme Roth, elle réussit à réduire ses personnages à leur plus petit dénominateur commun : la biologie. Elle démontre ainsi que les femmes sont faites de la même matière qu’Adam. Si ce n’est qu’elles sont toujours du « sexe faible ». La femme contemporaine, sensible à cette vérité, peut-elle vraiment s’épanouir dans sa vie professionnelle ?
Au moment même où M. R. arrive au sommet de la carrière universitaire, elle ne peut résister à la tentation de redescendre dans la boue, de résoudre l’énigme de sa nature, de chercher ses origines. Sa quête la conduit sur les lieux du crime, sur les vasières du Black Snake River, « la rivière du serpent noir ». Elle s’éclipse d’un colloque où elle devait faire une communication, loue une petite voiture et prend la route. Les noms des lieux qui apparaissent sur les panneaux renvoient non seulement à son enfance mais aussi à celle de la littérature occidentale : Carthage, Ithaca, Mount Moriah.
Elle approche du but en arrivant sur un chemin interdit à la circulation à cause des travaux, un sentier qui n’est même pas goudronné. Elle braque pour éviter « un enfant allongé au bord de la route », et la voiture plonge dans le fossé, où ses roues s’enfoncent dans la boue. En fait, il n’y avait personne, juste « un vêtement d’enfant, raide de crasse ». C’est-à-dire une vision d’elle-même quarante ans plus tôt, parce que, comme l’explique une fausse citation mise en exergue au début du roman, « le temps terrestre est une façon d’empêcher que tout n’arrive en même temps ».
M. R. est devenue Mudwoman, et en même temps Mudgirl. Elle fait quelques kilomètres à pied avant de trouver une station-service. À côté de la pompe à essence, un homme « au visage rusé de renard » la regarde s’approcher. Il la reconnaît tout de suite, malgré ses quarante années d’errance dans le désert. « Vous êtes de par ici, m’ame, hein ? Je vous connais, c’est sûr. » Il lui annonce son véritable patronyme, qu’elle ne connaissait pas : Kraeck. Un homonyme de « crack », la fente, appellation vulgaire du vagin.
Quelques minutes plus tard, elle sera entourée de plusieurs hommes dans la cuisine du café voisin, tous curieux de la voir de près. On enlèvera sa montre et son portefeuille et on lui fera avaler du whisky. Avant de s’endormir, les seins libres et écrasés contre le rebord de la table poisseuse, elle entendra les pieds d’une chaise raclant le sol, et elle y reconnaîtra un son « hostile ».
Est-ce là le début ou la fin de son humiliation ?
Steven Sampson
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