Comme Bret Easton Ellis, Joan Didion écrit sur les deux côtes, Est et Ouest. Quel chic que de connaître intimement les canyons de Malibu et ceux de Manhattan ! Le prix à payer – les déplacements incessants en avion – est modéré, vu que l’on acquiert ainsi le statut d’écrivain bi-coastal, maître de deux univers, ceux de la presse et du cinéma, de l’écriture et de l’image, du passé et de l’avenir. Groucho Marx disait que jamais il ne voudrait faire partie d’un club qui accepterait de l’avoir pour membre ; Joan Didion serait du même avis, même si elle ne l’avoue pas. Trop intellectuelle pour Hollywood et trop glamour pour New York, elle affiche une attitude de supériorité qui, paradoxalement, frôle le masochisme. En fin de compte, cette romancière, scénariste et journaliste, n’est nulle part chez elle. Est-ce une stratégie pour mieux se préparer à intégrer le club ultime, celui qui accepte tout le monde et que personne ne refuse, Groucho compris ? Ce cercle d’initiés dont le directeur des admissions, lorsqu’il frappe à la porte des nouvelles recrues, se voit toujours admis, quoique à contrecœur.
Le directeur ou la directrice s’appelle La Mort. Elle a du mal avec les gens qui hésitent entre la Californie et la Grosse Pomme, ces casse-tête qui créent des problèmes logistiques supplémentaires. Dans quelle ville faut-il les chercher ? Ou dans quel avion ? La Mort, en véritable dandy raffiné, fait son métier avec panache. Pour ses voyages, elle n’a pas besoin de réserver sur une compagnie aérienne, elle vole de ses propres ailes. Cela ne l’empêche pas de préférer les rendez-vous programmés, qui permettent de faire connaissance correctement. Une rencontre à Los Angeles ne se fait pas de la même manière qu’à New York. L’être bi-coastal, pourquoi ne veut-il pas mourir comme les autres ?
Dans L’Année de la pensée magique, Joan Didion avait transcrit sa chronique des douze mois qui ont suivi le décès de son mari, l’écrivain John Gregory Dunne. Son titre freudien – voir Totem et tabou – faisait référence à sa façon obsessionnelle de se remémorer sans cesse la période précédant cette disparition, comme si elle pouvait ainsi, par la force de sa volonté psychique, faire rétracter La Mort et maintenir son époux en vie.
Le Bleu de la nuit constitue ainsi la deuxième manche d’une lutte entre deux adversaires redoutables. Dans la première, on apprend que John Gregory Dunne meurt d’un infarctus à la fin de l’année 2003, quelques jours après l’hospitalisation de sa fille. Ici, il est question du décès de cette dernière, suite à une maladie qui dure vingt mois, et où la condamnée et La Faucheuse entament un lent pas de deux transcontinental qui les amène de Beth Israel North à UCLA, et ensuite à New York University Medical Center avant qu’elles ne s’étreignent à New York-Cornell.
Ou plutôt devrions-nous dire les condamnées ? Parce que l’histoire du Bleu de la nuit concerne autant la fin anticipée de la narratrice que celle, achevée depuis cinq ans, de sa fille. D’où ce joli titre, Blue Nights dans l’original, d’après une expression française, « l’heure bleue », qui désigne le moment où « sous certaines latitudes, pendant un certain laps de temps, à l’approche et au lendemain du solstice d’été, quelques semaines en tout, les crépuscules rallongent et bleuissent ». Par sa beauté et sa fragilité, cette période est annonciatrice de sa propre fin. Tout comme le texte de Joan Didion.
La réflexion de l’auteur porte alors sur deux vies mises en parallèle, séparées par plus d’une génération. La clé de la sienne, qui commence en 1936, se trouve apparemment dans celle de sa fille adoptive, Quintana Roo Dunne, née en 1976, et dont une photo embellit la couverture du livre. On la voit en jolie petite blonde vers l’âge de cinq ans, prenant une pose pensive et mélancolique lorsqu’elle regarde l’appareil. Avait-elle pressenti sa mort précoce ? Avait-elle déjà saisi la vérité prononcée par Kafka, lorsqu’il a dit que le sens de la vie, c’est qu’elle s’arrête ?
La mère se plaît à répéter certaines phrases mystérieuses, dont « Quand nous parlons de la mortalité, c’est de nos enfants que nous parlons ». Que signifie cette assertion ? Que l’on songe à l’immortalité à travers sa progéniture ? Que c’est au décès de nos enfants que nous mourrons ?
Dans ce cas-là, Joan Didion serait morte en 2005. Elle n’aura pas de petits-enfants, Quintana étant fille unique. La cérémonie de son mariage fut l’un de leurs derniers moments de bonheur. Elle a eu lieu en la cathédrale St John the Divine à New York, choix qui paraît étrangement prémonitoire, lorsque l’on considère sa situation géographique, au milieu d’un parc mais perchée au bord d’une falaise qui surplombe le quartier malfamé de Harlem. À l’image des convives, dont les vies se rapprochent, elles aussi, de l’abîme. Quelques mois plus tard, John Gregory Dunne tombera, littéralement, raide mort. Lorsque son cœur s’arrêtera, son corps inerte frappera le parquet de son appartement, lui cassant une dent. Tandis que la chute mortelle de l’actrice Natacha Richardson, fille de Vanessa Redgrave et grande amie de la famille, aura lieu en 2009 sur une piste de ski près de Québec. Son accident provoquera un hématome épidural, une commotion cérébrale.
Furent-ils punis pour un péché d’orgueil démesuré ? Par moments, Joan Didion semble retenir cette hypothèse. Elle insiste à la fois sur les avantages de sa caste et la rudesse du destin réservé à certains de ses membres. Comme, par exemple, lorsqu’elle se remémore sa première rencontre avec « Tasha », surnom utilisé par le cercle intime pour désigner Natacha Richardson. Cette dernière avait alors treize ou quatorze ans. C’était à l’occasion de son arrivée en vacances chez son père, Tony Richardson, à Los Angeles. La narratrice nous informe qu’il habitait sur le Kings Road dans « une extravagante bâtisse à plusieurs niveaux » ayant appartenu auparavant à Linda Lovelace, la star du film Gorge profonde. Il l’avait « remplie » (la maison ou la gorge ?) de lumière, de perroquets et de lévriers, détails qui servent à étayer ce que l’on pourrait appeler l’« effet de vanité », une sorte de croisement entre Roland Barthes et une moralité médiévale. Ce soir-là, il l’emmène dîner avec la narratrice et son mari dans l’un des restaurants les plus cotés de Beverly Hills. Cette sortie n’était pas prévue pour être une fête, mais il y avait « beaucoup de gens à La Scala que son père et nous connaissions, et son père avait donné à cette soirée des allures de célébration. Elle était contente ».
Faut-il, pour combler une adolescente, l’emmener dîner dans un restaurant très prisé, où sa famille connaît tous les clients ? N’aurait-elle pas préféré, la soirée de leurs retrouvailles, rester toute seule avec son père à la maison ? Dans ces moments-là, l’ambiance du texte ressemble à un roman d’aristocrate du xixe siècle, avec le raffinement en moins. La Scala de Beverly Hills remplace celle de Milan, tandis qu’au programme on ne trouve pas Le Barbier de Séville mais, on le présume, le tournedos Rossini. La narratrice n’a pas de recul. C’est aux spectateurs de cette scène vaine et vulgaire – et en même temps touchante – d’en prendre. En effet, le lecteur se trouve dans une position inconfortable. Il devient l’allié objectif de La Mort, souhaitant, par jalousie et par furie démocratique, la voir agir le plus rapidement possible, afin d’effectuer ce nivellement dont elle est le maître incontesté.
« Ce n’était pas censé lui arriver », autre phrase qui résonne ici à plusieurs reprises. Les incantations sont mises en italique, à l’instar des mots d’origine étrangère. Effectivement, il s’agit d’un autre registre, celui d’une narratrice qui lance des cris du cœur lorsqu’elle se voit progressivement abandonnée par tous les siens : Amis, Beauté, Famille, Mémoire, Santé. Et l’Écriture ? Est-ce, elle aussi, une compagne perfide ? L’emploi des italiques, où la typographie penche, évoque les soldats de l’infanterie des guerres anciennes qui se pliaient sous leurs boucliers afin de résister à l’assaut de l’ennemi.
À la fin, cette dernière amie s’apprête à s’en aller. Avec l’un des plus beaux effets stylistiques de ce texte magnifique, l’auteur signale son départ par l’adoption d’un langage régressif, celui de Quintana enfant. Chaque paragraphe n’est qu’une phrase, composée de mots simples. La fille défunte et sa mère décrépite parlent d’une seule voix, celle d’une filiation matrilinéaire en décomposition.
Steven Sampson
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