Par quel pan de son habit d’Arlequin agripper l’auteur, un temps illustre, du Cornet à dés, seul titre généralement sauvé d’une production dont il ne fut en réalité que le révélateur, au printemps 1918, à partir d’une édition à compte d’auteur de novembre 1917 ? « Max », comme le nommeront tous ses amis de Montmartre et d’ailleurs, avait déjà abondamment écrit, et publié, depuis ce tout premier texte, « L’enterrement », que l’on ne trouve pas ici mais dans Le Sourire, journal dirigé par Alphonse Allais, en date du 21 décembre 1901.
En rupture de bourgeoisie, ayant juste assez déféré aux désirs d’établissement de sa parentèle commerçante et quimpéroise pour briller aux examens qui classent (admissible en deuxième année à l’École coloniale en 1895, licencié en droit en 1898), avant de laisser tomber les études et de filer à Paris pour s’y échiner en petits boulots et accomplir sa vocation de poète, il avait déployé dès lors une activité aussi frénétique que peu rémunératrice : critique d’art, graphologue, écrivain, peintre, spécialiste des galères en tout genre.
Or ces débuts de touche-à-tout, qu’il partage avec Cocteau (mais ce dernier est à l’abri du besoin, ce qui change tout), Cocteau rencontré en 1916 et dès lors lié à lui jusqu’à la fin, il ne les a jamais rejetés, ajoutant seulement, au fil des années de dèche sévère et de bohème, puis de très relative prospérité, de nouvelles cordes à son arc : la théorie littéraire, la chanson, le théâtre… Même l’événement capital de sa vie – avec la rencontre de Picasso le 24 juin 1901 – ,une visitation de « l’Être Ineffable » le 22 septembre 1909 (il a alors trente-trois ans comme Jésus à l’heure de sa mort), qui va le bouleverser au point d’entraîner sa conversion au catholicisme ultramontain le plus exigeant (ou le plus obtus, comme on voudra), ne fera que surimposer à l’entassement pyramidal de travaux et de gestes constituant son être social et peut-être même intime une passion de plus, celle de l’exégèse biblique.
S’employant à mettre un peu d’ordre dans ce qui apparaît avec le recul comme une fantastique dilapidation de forces contradictoires, l’éditeur de ce « Quarto » fort bien fait, Antonio Rodriguez, s’est donné pour tâche principale de débrouiller l’écheveau jacobéen. En ce qui concerne la biographie, avec l’aide de Patricia Sustrac, présidente de l’Association des amis de Max Jacob, et grâce à un excellent choix de documents iconographiques (très beaux portraits, picturaux : Marie Laurencin en couverture, célèbre mine de plomb figurative de Picasso, 1915, p. 57, ou photographiques : Man Ray, 1922, p. 72), la personnalité en partie insaisissable du poète se révèle. Sont éclairés en particulier : l’enfance et l’adolescence bretonnes ; les commencements parisiens et la liaison avec « Mademoiselle Léonie », seul épisode hétérosexuel connu d’une existence dominée par l’homosexualité ; les grandes et folles périodes de dandysme et de misère morale, de dissipation mêlée de remords, qui précèdent (durant vingt années, de 1901 à 1921) et suivent (de 1927 à 1934) la pieuse retraite à Saint-Benoît-sur-Loire ; enfin, dans le cadre retrouvé de ce bourg de l’Orléanais, la Passion du porteur d’étoile jaune, l’arrestation, le transfert à Orléans puis à Drancy, et la mort d’une pneumonie deux jours avant la date prévue pour la déportation à Auschwitz où avaient déjà été assassinés Gaston, second des aînés (février 43) puis Mirté-Léa, la sœur cadette (janvier 44).
Quant à l’œuvre, son élucidation, limitée comme il se doit à la littérature (la question des gouaches et dessins, qui ont été le gagne-pain principal de Max Jacob, nécessiterait un autre volume), n’est pas aussi aisée. Ou plutôt, au terme de la lecture de cet ensemble copieux de réalisations dont certaines, et non des moindres, étaient pour le simple amateur inaccessibles depuis longtemps, le lecteur reste perplexe sur au moins deux points : la cohérence d’une poétique, défendue avec brio par Antonio Rodriguez, et le problème, toujours délicat, de la survie actuelle des écrits d’un poète indiscutablement important mais peut-être pas majeur.
Prenez une des belles surprises du volume, la republication intégrale du « Cycle Matorel », c’est-à-dire du roman Saint Matorel, rédigé en Bretagne d’avril à septembre 1910, soit un an après la « visitation » de 1909, publié par Kahnweiler en 1911 avec des eaux-fortes de Picasso, et sa suite poétique, les Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel, mort au couvent, livre écrit au même moment mais publié seulement en avril 1912, toujours chez Kahnweiler, avec des gravures de Derain. Le personnage de Matorel/Manassé, figure syncrétique improbable de moine catholique qui aurait lu et médité le Zohar, constitue un assez piquant portrait de Max, et les deux volets du diptyque préfigurent une notable partie de la production ultérieure. Dans le roman sont en effet essayés les procédés que développeront avec verve les drôles de proses romanesques des années les plus fécondes, Cinématoma (1920), Le Roi de Béotie (1921), Le Cabinet noir (1922-1928). Procédés qu’on reconnaît aussi, un peu étirés ou trop longuement repris dans les romans-romans, Le Terrain Bouchaballe et surtout Filibuth ou la montre en or, aujourd’hui presque illisible. Les deux ont paru en mars 1923, l’un chez Émile-Paul, l’autre, qu’Antonio Rodriguez a bien fait de ne pas reprendre, à la NRF.
Il y a donc là en effet une cohérence et même une continuité affirmée. Usage de la lettre fictive, souvent commentée par un faux critique, du découpage d’une intrigue souvent ténue, parfois inexistante, en minuscules saynètes dialoguées comme au théâtre, effort pour restituer la vérité et la singularité d’un personnage ancré dans une société définie, urbaine ou campagnarde, par la seule puissance de sa parole rapportée, fabriquée avec art et donnée pour authentique, distance pince-sans-rire constamment maintenue au niveau du narrateur invisible : tout cela, qu’on observerait aussi dans bien des écritures réalistes mais pas au même degré ni lesté du même poids intérieur de réserve ou de gouaille ou de mépris, est spécifique à Max Jacob. Sous son habit de romancier, il refuse au roman son pouvoir d’illusion, et du même coup prive peut-être celui-ci de la capacité de toucher en profondeur un lecteur défrisé par le manque d’engagement de l’auteur dans son œuvre. La cohérence du dessein est néanmoins patente.
Mais le texte lui-même, tel qu’il se présente à nous dans cette immédiateté, cette évidence de l’œuvre phare (Balzac, Proust), aussi indiscutable présence que celle d’un corps vivant ? On s’amuse plutôt à la virtuosité du style, à la variété, à l’incohérence voulue des trucs, facéties, cordes raides et autres farces et attrapes où se complaît l’auteur au risque du tic, au risque du toc.
La poésie proprement dite, qu’elle soit en vers mesurés ou sous la forme renouvelée – car fréquemment courte, voire ultra-courte – du poème en prose, demeure aujourd’hui encore moins sujette à caution. Mais c’est à la condition de ne pas trop s’appesantir sur les recueils « classiques » en ce qu’ils utilisent presque toujours mesure et rime, par exemple sur ces Pénitents en maillots roses, parus au Sagittaire à l’automne 1925, où l’on ne trouverait, me semble-t-il, ni un poème franchement mauvais (tous ont quelque chose qui charme, ou au moins flatte l’oreille, une ritournelle, une cocasserie, une tristesse contenue, qui retient), ni aucun de ces morceaux inoubliables que ciselèrent Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire. Et on pourrait faire la même remarque à propos du Laboratoire central, autre titre qui parle encore (avril 1921, au Sans Pareil).
C’est inégal, Max Jacob, oui, sauf l’unique chef-d’œuvre, qui est en prose et auquel on ne peut que revenir, ce Cornet à dés si emblématique à la fois de la fin du précédent siècle symboliste et du modernisme électrique qui anticipe les Années folles. Max y a inventé nombre de ruptures de ton, de concisions efficaces, de jeux de mots superbes et qui vont loin. Cocteau sut tirer parti de ce renouvellement (et Michaux donc !), tout comme les dadaïstes et les surréalistes. Mais le plus grand de ces derniers, André Breton, ne lui doit presque rien, sa pratique du rêve éveillé auto-dirigé étant solaire et de « signe ascendant », quand l’errance jacobéenne opère toujours, même lorsqu’elle fait rire – et elle fait rire souvent – sous couvercle sinistre de cauchemar et de péché.
Des merveilles absolues jaillissent du Cornet, en rapport préférentiel avec l’enfance et ses drames inapaisés (ah ! le formidable Véritable poème, ou poème qui dit la vérité, de la seconde partie, qui se termine sur cette vision poignante : « et moi je restai comme un petit enfant, mes fleurs dans les mains sur les marches de l’escalier qui se perd » !) Rien à jeter là-dedans, tout est comme définitif. Mais on ne peut se garder tout à fait de l’impression que ces fulgurances en partie « cognées à la fenêtre », selon la formule de Breton, ont épuisé l’essentiel du génie d’un homme immensément orgueilleux. Quelle blague de le considérer comme « modeste », lui qui n’avait que condescendance à l’égard de Baudelaire ou de Hugo, et qui moquait l’« hamlétisme » de Rimbaud, à qui il reprochait son « désordre ». Excusez-le, aucun créateur, surtout d’un égotisme pareil au sien, n’a d’humilité véritable, même chrétienne.
Or, il n’a pas réussi à construire une doctrine assez solide pour convaincre. Relisez la préface de 1916 du Cornet à dés, ce n’est pas celle de Cromwell, ce n’est pas le Manifeste du surréalisme ! Qu’est-ce qu’une poésie « située », j’ai toujours souhaité qu’on m’explique l’originalité de la chose. Et qu’est-ce que ce « style » glosé en « volonté de s’extérioriser par des moyens choisis », une rude banalité il faut l’avouer ! Oripeaux que tout cela, pour cacher une conception de l’art aussi traditionnelle que la tradition d’une Église apostolique et romaine soutenue par le pauvre Max le 10 décembre 1937 dans Occident contre les Républicains espagnols, à l’émulation du christianisme ranci et mortifère de Claudel, autre signataire de ce honteux « manifeste » !
Heureusement pour Max Jacob, futur martyr innocent du totalitarisme qu’il épaulait alors sans le savoir tout à fait (car sur Hitler il fut d’emblée lucide), le vent souffle où il veut et les poèmes du Cornet, secoués le matin au saut du lit afin de charmer ses copains artistes accourus rue Ravignan, sont suffisamment forts et troublants pour, doux Jésus !, que sa tristesse demeure.
Maurice Mourier
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