On peut désormais, le corpus achevé, tenter l’exploration de la grosse centaine de titres signés par Chris Marker, cet homme de l’ombre qui a projeté sur les six décennies qu’il a traversées l’éclairage le plus pertinent qui fût. L’organisation des projections n’est pas celle que nous aurions rêvée – vaporiser d’une séance à l’autre les épisodes de la belle série L’Héritage de la chouette n’est pas la meilleure façon d’en saisir tous les rouages –, mais qu’importe. Tout est bon à prendre lorsqu’il s’agit de Marker, et nous l’avons déjà suffisamment abordé ici pour nous contenter de saluer la première étape de sa vie posthume, qui en connaîtra évidemment d’autres.
La rentrée, elle, a été chargée en films importants, Ma vie avec Liberace (Soderbergh), Jeune et jolie (Ozon), Jimmy P. (Desplechin), tous issus de la marmite cannoise, y compris la Palme, La Vie d’Adèle – chapitres 1 et 2, dont la sortie était annoncée tumultueuse, les scènes torrides apparaissant comme une muleta à l’usage des manifestants printaniers anti-mariage pour tous. En définitive, la seule anicroche est venue d’Abdellatif Kechiche, l’auteur, toujours à l’aise dans le rôle du cinéaste-mal-aimé, qui est allé chercher des poux minuscules dans la tête d’une critique pourtant unanime – mais le soupçon de la lézarde dans l’admiration est toujours un drame pour un artiste écorché. À défaut d’un chapitre 3, souhaitons retrouver bientôt ailleurs la jeune Adèle Exarchopoulos, assurément la révélation de l’année.
Novembre était jadis une période calme, réservée aux films sans réputation, ceux que les distributeurs gardaient pour le plaisir des amateurs, entre deux succès annoncés. Période de découvertes, où souvent des titres laissés pour compte trouvaient leur public. Mais les 650 films annuels n’autorisent plus ces pauses dans le gavage du consommateur, et chaque nouvelle semaine se doit d’apporter son lot d’œuvres estampillées « fort coefficient culturel », à voir impérativement. Finie la reprise de souffle entre deux grandes œuvres, et une décade où sont présentées les dernières productions des frères Coen, de Bertrand Tavernier, de Jacques Doillon (1), de Martin Provost, de Claude Lanzmann, de Ridley Scott et de Roman Polanski rappelle certains banquets 1900 à dix mille calories. Et plaignons les dix-sept autres films qui sortent durant le même laps, tôt disparus et dont les spectres hanteront nos mémoires. Qu’y faire ?
On ne sait si Martin Provost renouvellera avec Violette le petit miracle de Séraphine, suivi par un public nombreux et inattendu. L’univers de l’écriture n’a pas les mêmes atouts visuels que celui de la peinture, et le rugueux personnage de Violette Leduc est moins acceptable que la naïve inspirée de Senlis. Et le petit monde des marginaux du temps, Maurice Sachs, Jean Genet, Jacques Guérin, moins confortable que celui du galeriste Wilhelm Uhde. Mais l’auteur se sort de son biopic avec intelligence et, une fois acceptées les lois de la reconstitution d’une époque – éclairages, costumes, couleurs ternes, signes convenus de datation –, on doit reconnaître un bon exercice d’acteurs, tant Emmanuelle Devos dans le rôle-titre, que ses partenaires, Olivier Py, Jacques Bonnaffé, Olivier Gourmet (dans l’ordre indiqué supra) et Sandrine Kiberlain, plus crédible en Beauvoir que les incarnations anciennes de la philosophe, Anna Mouglalis ou Anne Alvaro.
On n’ose aborder franchement Le Dernier des injustes, de Claude Lanzmann, de crainte de se voir illico taxé de mauvaises pensées ou de vouloir écorner le piédestal. Disons simplement qu’une grosse moitié des 218 minutes du film est passionnante et que le numéro interprété, dans ses entretiens de 1975 avec l’auteur, par Benjamin Murmelstein, ancien dirigeant du Conseil juif du camp de Theresienstadt, est éblouissant. L’homme est d’une intelligence et d’un cynisme remarquables, sa dialectique acérée et la description de son itinéraire et des positions qu’il fut amené à prendre fort convaincante. Et Lanzmann a eu la bonne idée d’utiliser des extraits du fameux (et peu visible) film de Kurt Gerron, Le Führer donne une ville aux Juifs (2), ce qui peut être un motif suffisant pour aller voir Le Dernier des injustes.
Quant à Bertrand Tavernier, il était attendu au tournant. À la fois par les critiques, qui n’ont jamais été tendres à son égard (3) et par les nombreux lecteurs des deux volumes de Quai d’Orsay, la bande dessinée de Christophe Blain et Abel Lanzac. Tavernier, spécialiste du film de genre, passé du polar aux galopades historiques, de la mangrove louisianaise au Louvre du XVIe siècle, s’attaquant à une comédie politique, aux personnages à l’identité transparente, de quoi allait-il se mêler ? Les index étaient déjà crispés sur la queue de détente, prêts à tirer sans sommation. En définitive, sa version échappe au danger prévisible du guignol – si la B.D. pouvait jouer la carte de la caricature, sa transposition était délicate. En faisant appel aux scénaristes de l’original, le cinéaste a joué finement et déminé le terrain, ajoutant aux qualités d’observation du livre (on sait que Lanzac, pseudonyme d’Antonin Baudry, est un ancien du Quai) la troisième dimension du réel : tourner dans les locaux mêmes du ministère, bureaux, salons et soupentes, accentue la crédibilité. Mais cela n’aurait pas été suffisant si la reconstitution des activités n’avait pas été à la hauteur du livre, activités incessantes qui nous placent au cœur d’un tourbillon qui ne se traduit souvent que par l’immobilité – écrire dix versions successives d’un discours qui ne sera pas lu... Si Thierry Lhermitte, qui donne son maximum, est forcément inférieur à son modèle – seul Villepin pouvait incarner Villepin –, Niels Arestrup, en directeur de cabinet, est époustouflant, tout en douceur chattemite et en silences efficaces. C’est lui, sans doute le meilleur acteur de sa génération, le véritable héros du film, personnage presque tragique dans cette comédie des apparences.
On pouvait faire confiance à Ethan & Joel Coen pour recréer Greenwich Village à la charnière des années 50 et 60. D’abord parce que lorsqu’ils se mêlent de reconstitution, ils le font avec une précision rare (voir Miller’s Crossing ou True Grit), ensuite parce que, sur le chapitre de la musique populaire américaine, ils ont la réputation d’en connaître un bon bout, comme l’atteste la bande-son de O Brother, puisée aux meilleures sources. C’est donc en toute raison qu’ils ont choisi ce moment, 1961, comme cadre pour Inside Llewyn Davis. Il s’agit de l’instant où, Bob Dylan aidant, l’univers musical new-yorkais va basculer, mouvement qui ne se réduira pas à l’environnement du Village, mais fera peu à peu bouger l’Amérique tout entière. Et si, à l’instar de leurs héros habituels, Llewyn Davis est un perdant (Dave Van Ronk, son modèle, n’était d’ailleurs pas si calamiteux que les Coen le montrent), il n’en est pas moins un élément moteur de la révolution qui vient. C’est lui et les autres chanteurs du film, masques des véritables Ramblin’ Jack Elliott ou Phil Ochs, qui ont préparé le terrain. Il s’efface, sans même voir le chevelu frisotté qui dans l’ombre entonne Farewell, jolie trouvaille pour signifier l’adieu à l’époque. Outre sa beauté visuelle (le Quartier reconstruit dans la lumière de la pochette emblématique du Freewheelin’ de Dylan) et sa bande musicale de première qualité, le film est d’une drôlerie constante, accumulant les épisodes absurdes (le voyage à Chicago en compagnie d’un jazzman obtus est une grande séquence), multipliant les détails savoureux et les apartés incongrus. Décidément, les Coen, même menacés par la soixantaine, demeurent des cinéastes forever young.
1. Notons que sa cote a sérieusement baissé auprès de la critique qui fait l’opinion : cinq lignes venimeuses sur Mes séances de lutte dans Libération du 6 novembre. On se croirait revenu aux Cahiers du cinéma des années 50 traitant d’Henri Verneuil...
2. Pour en savoir plus sur cet épisode étonnant du filmage d’un « village Potemkine » dans le camp de Terezin, cf. Sylvie Lindeperg, La Voie des images, Verdier, 2012.
3. Quelques progrès cependant dans la réception. Si le film a été accueilli mollement (par bonheur, le public en a fait le champion du premier jour), au moins a-t-il été vu avant d’être critiqué, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé. Barbey d’Aurevilly avait une expression pour désigner quelques journalistes de son temps : « ces couleuvres à idées qui rampent sur le ventre dans l’ornière » (Lettres à Trebutien, Bartillat, 2013, p. 475).
Lucien Logette
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