C’est que nous vivons depuis deux siècles sous le régime du « respect du texte », qui est l’un des aspects essentiels de ce que le présent livre appelle le « concept d’oeuvre ». Pendant le plus clair de son histoire, pourtant, la musique « sérieuse » n’a pas été pensée en termes d’oeuvres. Par approximation, bien sûr, l’auteur situe la charnière en 1800.
Avant de montrer ce qu’est ce concept et comment il illustre les avantages de la méthode historique, Lydia Goehr, professeur d’esthétique à la Columbia University, examine quelques réponses à la question qui jusque-là a prévalu chez les philosophes (analytiques, en particulier) : qu’est-ce qu’une oeuvre musicale ? Les approches ont été diverses et complexes, car les oeuvres musicales jouissent d’un mode d’existence très obscur.
Lydia Goehr s’arrête notamment sur la conception du philosophe américain Nelson Goodman (1). Pour lui, une oeuvre musicale est constituée par l’ensemble des exécutions rigoureusement conformes à la partition. Avec cette conséquence troublante qu’une seule fausse note interdirait à une interprétation de compter pour une exécution conforme. En effet, selon Goodman, le contraire ruinerait toute idée de préservation d’une oeuvre : on passerait, de fil en aiguille, de la Pastorale à J’ai du bon tabac.
Comme le dit Lydia Goehr de Goodman, « L’écart entre sa théorie et la façon dont nous concevons la pratique musicale est simplement trop grand. » Un critique de Goodman a également relevé que la distinction opérée par celui-ci entre les éléments constitutifs de l’identité de l’oeuvre et ceux qui affecteraient seulement la qualité de l’exécution n’est pas tenable : dans la sonate pour violon dite du « Trille du Diable » de Tartini, les trilles, bien qu’ils ne soient pas notés avec précision sur la partition, ne sont-ils pas essentiels au morceau ?
Le problème est qu’il s’agit d’une pièce du XVIIIe siècle et que nous raisonnons sous l’empire d’un concept qui s’est affirmé plus tard. Avant 1800, nous dit l’auteur, le concept d’oeuvre existait implicitement dans la pratique musicale mais il ne la régentait pas. L’exigence d’une concordance parfaite entre un texte et une exécution n’avait pas cours.
Pendant des siècles, la musique fut définie et appréciée en fonction d’idéaux extra-musicaux. Comme avant 1800 elle était un moyen plutôt qu’une fin, les compositeurs bénéficiaient d’une liberté créatrice réduite. Au service d’une église ou d’une cour, tout leur était dicté : la forme, la durée, le texte, les instruments disponibles… L’attribution d’une pièce à un auteur n’avait pas beaucoup d’importance. On réutilisait ses propres musiques, on en empruntait à d’autres. Bref, la musique « sérieuse » était un art d’exécution : « L’idée d’une oeuvre musicale existant comme une création fixe indépendamment de ses multiples exécutions possibles n’avait pas de force régulatrice dans une pratique qui requérait une musique adaptable et fonctionnelle. »
Il n’y avait guère de répétitions avant 1800. Les interruptions pendant les exécutions étaient nombreuses, et nombreux les « faux départs ». Pour le Kapellmeister, il importait surtout d’arriver à la fin du morceau sans qu’il y ait eu en cours de route trop de fautes ou de coupures. Les oeuvres étaient composées en série et il était rare qu’un numéro d’opus désignât une composition instrumentale unique. Voici 1800. L’oeuvre est une fin, Beethoven le compositeur paradigmatique. L’originalité est un impératif, la notion de plagiat émerge. Les oeuvres étant intouchables, on parle de différentes « versions » d’une même oeuvre (transcriptions, orchestrations, arrangements) quand on réutilise une pièce. Désormais s’impose – la musique voyageant sans son auteur – le respect scrupuleux des indications notées par le compositeur. Bientôt, les chiffres métronomiques vont remplacer les prescriptions vagues de tempo (allegro, adagio) en vigueur jusque-là. Il n’y aura plus, d’autre part, d’ambiguïté quant à l’affectation d’une portée musicale à tel ou tel instrument.
La musique, le seul art véritablement romantique selon E.T.A. Hoffmann « car son seul sujet est l’Infini », n’est plus au service du sacré, elle est sacralisée elle-même. Le double mouvement de la transcendance et du formalisme la sépare des affaires du quotidien. Coupés du monde, les auditeurs d’un concert sont tenus d’observer un silence « religieux ». Comme elle se rapprochait des beaux-arts, dans le sens où ceux-ci sont productifs, la musique devait trouver un objet qui échappât à l’éphémère : ce fut « l’oeuvre ». Elle créa ainsi, selon Lydia Goehr, un musée « métaphorique », l’équivalent des musées des arts plastiques.
Aujourd’hui, les praticiens comme les théoriciens ont tendance à considérer toute forme de production musicale en termes d’oeuvres, qu’il s’agisse de musiques expérimentales, de jazz, de musique populaire, de musique de film, etc. Pour Goehr, nous sommes en présence d’un « impérialisme conceptuel » imposant ses critères à toutes sortes de musiques qui leur sont a priori étrangères, à commencer par la musique du passé. Bach, dit l’auteur, n’a jamais eu l’intention d’écrire des oeuvres musicales ; le grief adressé à Vivaldi d’avoir écrit plusieurs centaines de fois le même concerto est totalement anachronique, etc.
Le concept d’oeuvre est un concept ouvert. Il peut, par exemple, embrasser la musique aléatoire du XXe siècle dans laquelle les exécutants, à un moment déterminé, jouent ce qu’ils veulent conformément à une indication du compositeur. Quant aux tentatives de restitution de la musique ancienne (avec l’usage d’instruments d’époque, en particulier), Lydia Goehr y voit une alternative aux pratiques gouvernées par le concept d’oeuvre ; mais l’idéal de fidélité qui préside à ce mouvement n’est-il pas au coeur même du concept qu’elle a si éloquemment mis au jour ?
Sans que nous y pensions, ce concept deux fois centenaire nous tient fermement aujourd’hui. Le grand intérêt de ce livre est de mettre en question et en perspective ce qui, le plus souvent, est regardé comme une évidence. Certains jeunes élèves témoignent de la même vertu, qui, avec leurs mots, font remarquer à leur maître de musique que la soumission textuelle exigée d’eux n’est peut-être pas absolument nécessaire ou bien fondée…
- Langages de l’art, éd. Jacqueline Chambon, 1990.
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