Les motivations et significations des suicides sont infiniment multiples. Les dimensions philosophique et morale du suicide nous amènent à le juger tantôt comme un acte lâche, tantôt comme un acte héroïque. Attentats-suicides, immolations, suicides d’honneur sont des gestes auxquels leurs auteurs restent associés durablement dans l’Histoire et qui manifestent fortement leur ultime conviction. Ces actes sont comme des paroles socialement efficaces. Et là réside déjà l’un des paradoxes du suicide, qui, s’il n’est censé concerner que l’individu qui le pratique, implique bien évidemment l’ensemble de la société.
La beauté du geste
On en oublie parfois l’individu pour se focaliser sur l’acte, sur son caractère souvent « poétique ». On salue sa beauté plastique, de Mallarmé (« Victorieusement fui le suicide beau ») à Lautréamont (« tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide »), et comme le saut dans le vide d’Yves Klein. Ophélie, devenue un « symbole du suicide féminin » (Bachelard), est une de ces figures éminemment poétiques dont les peintres symbolistes et fin de siècle se sont emparés.
La beauté de l’acte, presque romantique, a fait naître des fascinations morbides et violentes. Pourrait-on exposer la cravate de Nerval ? L’un des ravages les plus célèbres est sans doute le suicide d’amour du jeune Werther de Goethe, que tant de contemporains ont voulu imiter : « Ce qu’on admire comme art, on veut l’introduire dans l’existence réelle. Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde », constatait Germaine de Staël (De l’Allemagne). Des romantiques ont valorisé cet acte, comme une conduite plus digne que la révolte.
Tu ne tueras point
Longtemps présenté comme un homicide, le suicide est donc un crime ; il est condamné par les trois religions du Livre. « Et ne vous tuez pas vous-mêmes. [...] quiconque commet cela, par excès et par iniquité, Nous le jetterons au Feu » (sourate 4 29/30 du Coran). Double peine ! Dissuasions, recommandations, paroles suffisent-elles toujours pour celui que plus rien ne retient à la vie ? D’autant qu’il ne s’agit pas de prendre en compte les arguments du candidat au suicide, mais de considérer avant tout si son corps est sa propriété (et pas seulement le corps, mais la conscience qui va avec) et s’il peut disposer de sa vie comme il l’entend.
Face à l’insupportable, deux voix paraissent s’imposer : la révolte et la mort (dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus préconise clairement la révolte). Si Germaine de Staël considère que la révolte ne devrait pas susciter l’enthousiasme, elle ne prêche pas pour autant le suicide, mais développe une philosophie du « savoir-souffrir », qui serait nourrie d’une fermeté d’âme permettant de surmonter et d’apaiser la folie passagère pouvant conduire au suicide. Mais c’est s’interroger avant tout sur l’acte et non sur cette souffrance même, sur les raisons qui peuvent pousser un individu à envisager de mettre un terme à son existence.
La tentation du néant
S’il serait vaniteux de prétendre comprendre ces actes de la plus extrême gravité, on ne peut ignorer un aspect du suicide, chez les artistes, lié au doute total et à cette quête de création qui ne trouve enfin que le néant. Certains sont poursuivis par cette interrogation, liée à la fascination pour la mort et en ont parfois prophétisé leur suicide : Jacques Rigaut (qui écrivait que « le suicide doit être une vocation »), Unica Zürn (« Mon enfance est le bonheur de ma vie… / Ma jeunesse est le malheur de ma vie… / La mort est le désir passionné de ma vie… »), la liste est malheureusement trop longue. Van Gogh, le « suicidé de la société », comme le dit bien Antonin Artaud, n’est-il pas mort au cours de cette quête ? « Il ne s’est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe de n’y pas parvenir, mais au contraire il venait d’y parvenir et de découvrir ce qu’il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la Société, pour le punir de s’être arraché à elle, le suicida. »
La question abyssale et insoluble de l’existence n’occulte en rien le sentiment d’effroyable gâchis provoqué par ces départs précoces.
Eddie Breuil
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