André Breton a disparu il y a maintenant cinquante ans (le 28 septembre 1966). Faut-il rappeler qu’il a tout simplement marqué de son empreinte la vie littéraire et artistique du XXe siècle ? Comme pour tous les écrivains majeurs, les lecteurs se représentent leur Breton, et, par métonymie, leur surréalisme. Mais aucune monographie récente, dans le sens canonique, n’est venue saluer cette figure. Les hommages prennent d’autres formes. Quelques expositions se profilent. Quelques publications collectives le célèbrent (comme le volume « J’ai cessé de me désirer ailleurs » : Pour saluer André Breton, aux éditions La passe du vent). Quelques ouvrages cherchent à présenter sa singularité (comme l’essai graphique Comprendre Breton de Frédéric Aribit aux éditions Max Milo). Refusant la monographie traditionnelle, Cyrille Zola-Place a lancé, aux éditions Jean-Michel Place, une collection de monographies qui ne présentent plus l’auteur sous l’angle chronologique, mais, comme l’indique le titre de la collection – « Kaléidoscope » –, d’après ses multiples facettes. L’approche n’est pas neuve, si l’on en croit la multiplication des dictionnaires monographiques, dont le Dictionnaire André Breton dirigé par Henri Béhar.
Georges Sebbag, qui publie son André Breton : 1713-1966 dans ladite collection « Kaléidoscope », aborde le fondateur du surréalisme par des chapitres-mots clé, consacrés à Isidore Ducasse (que Breton a contribué à hausser au rang que l’on sait), à la Gradiva, au jeu du l’un dans l’autre (mais pas aux cadavres exquis, peut-être considérés comme trop attendus), à la revue VVV, à L’Union libre, à Nadja, etc. L’auteur met en avant certaines influences littéraires : Lautréamont bien sûr, Lichtenberg, Roussel. L’originalité de la démarche s’accompagne nécessairement de quelques contraintes : les inévitables redites (sur l’homme coupé en deux…) et une subjectivité qui apparaît notamment dans la bibliographie. Et qui dit subjectivité dit nécessairement lacunes : on regrette plusieurs absences remarquables, parmi lesquelles Germain Nouveau, que Breton a toujours admiré et n’a jamais renié, à la différence de Rimbaud (Georges Sebbag rappelle que Breton écrivit : « Rimbaud a voulu nous tromper », mais sans insister sur une désaffection qui fut aussi forte que l’affection). L’évocation complètement disproportionnée de Rimbaud et l’insistance sur la passion de Breton pour le poème « Dévotion » (et pour le mot « baou ») et son admiration pour « Enfance » auraient mérité d’être éclairées par la prise en compte des travaux universitaires de ces dernières années, qui aurait d’ailleurs rendu lisibles et cohérentes cette désaffection de Breton pour Rimbaud et sa fascination pour Nouveau (car le terme provençal de « baou » est désormais intelligible, et le passage d’Enfance contient une phrase écrite dans cette langue).
Subjectivité dans les sujets évoqués, mais aussi dans la présentation de quelques faits : dans sa chronologie, Georges Sebbag affirme que L’Union libre (1931) est une célébration « du corps de Suzanne Musard », glissant d’une hypothèse à une vérité. Si l’on veut forcer une lecture biographique du recueil, il y a d’autres « candidates » plus opportunes, comme Marcelle Ferry, que Breton nomme son « sureau noir » dans une dédicace, alors qu’il s’adresse dans L’Union libre à sa « femme aux mollets de moelle et de sureau » ; et le poème ne comporte-t-il pas le vers « Ma femme aux pieds d’initiales », dont la typographie insiste précisément sur l’initiale « M » et l’anaphore en « Ma » évoquant tout de même un peu « Marcelle » ; enfin, l’exemplaire dédicacé à Marcelle Ferry portait : « À Marcelle, ma femme ici prédite, la liberté continuant à n’être que la connaissance de la nécessité »). On pourrait tout aussi bien éviter la lecture biographique, ce à quoi Breton semble d’ailleurs nous inviter, en refusant de nommer une femme, mais en désignant la femme en général.
C’est à un choix éditorial surprenant que se sont livrées les éditions Gallimard pour la correspondance de Breton. Des correspondances croisées se succéderont par volumes indépendants : il y eut celle avec Aragon (par Lionel Follet), celle avec son épouse Simone Kahn (par Jean-Michel Goutier) ; suivront celle avec Doucet (par Étienne-Alain Hubert) ou encore celle avec Picabia et Tzara (par Henri Béhar). Pourquoi ne pas avoir réservé ce monument à la Pléiade (plus pérenne) plutôt qu’à la collection « Blanche » ? Est-ce le public visé ? Car une telle correspondance peut se lire de plusieurs façons : une première, voyeuriste, consiste à surprendre un jeune couple dans son échange (il y aura toujours des lecteurs, même si l’échange pudique est très loin des lettres à Lou d’Apollinaire) ; une autre consiste à considérer cette correspondance comme ce qu’elle mérite d’être, à savoir un témoignage historique qui éclaire grandement l’une des vies littéraires les plus enthousiasmantes de la première moitié du XXe siècle, et les rapports de force à l’intérieur des différents groupes qui s’entremêlent. Mais, en refusant d’insérer un index des noms propres, les éditions Gallimard rendent très pénible cette seconde lecture au détriment de la première. Cette absence est incompréhensible alors même que des noms d’auteurs sont évoqués dans presque chaque lettre. Espérons que Gallimard corrigera le tir dans les prochains volumes, car tout n’est heureusement pas sous presse…
Les lettres de Breton à son épouse Simone Kahn offrent un nouveau regard sur la naissance du surréalisme, elles nous présentent les lectures au jour le jour de Breton (L’Idiot de Dostoïevski, Les Liaisons dangereuses de Laclos dont il trouve le personnage de Valmont inexcusable, Les Caves du Vatican de Gide dont il admire Lafcadio, etc.), ses enthousiasmes (qui ne sont pas toujours ceux de Simone Kahn, laquelle se tient éloignée de Dada et de Tristan Tzara), ses relations avec les artistes, ses bagarres (celle contre Artaud racontée dans la lettre du 11 juin 1928 n’ajoute pas à sa gloire), et surtout ses projets éditoriaux, que Breton prend un soin particulier à détailler. Outre l’absence d’index, les « exigences » des éditions Gallimard semblent avoir conduit le présentateur à oublier de nous livrer certaines explications nécessaires (le discours savant est-il devenu honteux ?). Ainsi, un éclaircissement aurait été bienvenu pour le télégramme lapidaire du 19 novembre 1927 : « Nos très affectueuses pensées sommes Avignon hôtel Europe / Suzanne André » ; il faut bien évidemment avoir en tête la liaison intense entre 1927 et 1931 avec Suzanne Musard, alors compagne d’Emmanuel Berl. Cet épisode est crucial dans la trajectoire de Breton : il est à l’origine de son divorce et il marque un tournant dans son attitude face au milieu littéraire (le « lâchez-tout » trouve ici sa source).
Tout amoureux de Breton trouvera aussi des ressources importantes sur internet, avec le site de l’Atelier André Breton qui héberge une vaste banque de données, et pourra s’intéresser à la collection « Phares » aux éditions Seven Doc, financée par la fille d’André Breton, qui consacre un DVD et un livre à chacun des principaux artistes du mouvement surréaliste.
Eddie Breuil
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