Roger Chartier, titulaire de la chaire « Écrit et cultures dans l'Europe moderne » au Collège de France, est historien de la lecture.
Eddie Breuil : Les pratiques de lecture divergent d’un lecteur à l’autre, et ces différences ont été accentuées avec l'émergence du numérique. En quoi le support du texte a-t-il une incidence sur l'acte même de la lecture ?
Roger Chartier : Le drame est de penser qu'il y a équivalence entre les supports (manuscrits, imprimés, numériques) et qu'on peut passer d'un support imprimé à un support numérique dans une sorte de continuité. En réalité, les logiques de la lecture sont différentes. Lire un journal imprimé obéit à une logique topographique d'itinérance (nous rencontrons ce que nous ne cherchons pas), alors que la lecture d'un journal numérique (en admettant qu'il s'agisse du même objet) est thématique, encyclopédique, arborescente. Il n'y a d'ailleurs pas à avoir de fétichisme pour un support : en fonction de nos desseins de lecture, tel ou tel support peut être préférable. L'idéal serait de préserver cette pluralité des supports ; mais ce n'est pas forcément ce qui va advenir : cela dépend des décisions politiques, des rôles joués par les médias, des mécanismes qui imposent les pratiques des nouveaux lecteurs. Il y a là un enjeu collectif : si l'on considère qu'il existe au moins trois cultures écrites dominantes (manuscrite, imprimée, numérique), il faudrait montrer que – sur la base de cette non-équivalence – nous devons préserver leur coexistence. Le problème est le suivant : qu'advient-il de toutes les institutions de la culture imprimée, sachant que le paradoxe est que 95 % des livres achetés sont des ouvrages imprimés alors même que toutes les institutions de la culture du livre imprimé sont en difficulté (les librairies ferment, les bibliothèques sont tentées par la substitution de l'acquisition numérique) ? En outre, les jeunes générations sont devant des pluralités d'écrans qui rythment leur journée ; il serait absurde de vouloir limiter ou supprimer ces usages, mais il faut se demander comment faire apparaître chez les jeunes lecteurs la conscience de l’utilité de cette pluralité des supports et de la complémentarité des réponses que chacun apporte à des questions différentes.
E. B. : Vous évoquez les modalités de lecture, mais, en ce qui concerne les objets de la lecture (et pour se cantonner à un champ purement littéraire), on remarque là encore une difficulté à fixer la terminologie : « texte », « auteur », « œuvre », revêtent des significations variables d'un utilisateur à l’autre. Savez-vous ce qu'est une « œuvre » ?
R. C : Il faut revenir sur une rupture majeure apparue au XVIIIe siècle, avec des processus de dématérialisation qui font que l'œuvre existe indépendamment de ses états successifs. Deux facteurs sont à prendre en compte : les justifications du copyright (qui relèvent du langage du droit) et la manière de converser (qui relève du langage commun) : si nous parlons de « Don Quichotte », nous tombons d'accord sur une œuvre qui s'intitule Don Quichotte et dont les traits de structure essentiels sont suffisamment perçus par vous et moi pour que nous parlions de la même chose. Et c’est pourquoi beaucoup de critiques, sans s'en rendre compte, transforment un des états du texte en l’œuvre elle-même, intemporelle et toujours identique à elle-même. Le défi est de tenir cette dialectique complexe entre une vision platonicienne, dématérialisée, de l’œuvre et une vision pragmatique qui rappelle que toute œuvre est toujours lue, vue ou entendue dans l’un ou l’autre des états de son texte.
E. B. : L'« œuvre » est d'autant plus difficile à cerner que les œuvres modernes nous ont été transmises à travers une multitude d'états différents (nombreuses versions imprimées, manuscrits, épreuves, etc.). Pour reconstituer une « œuvre », on remarque que plusieurs traditions (religieuse, germanique, britannique) ont voulu remonter à la source pour retrouver la version originelle, idéale, parfois perdue.
R. C. : Il existe une ambivalence entre, d'un côté, une crainte de l'excès, d'un accablement produit par la prolifération des discours (ce qui peut représenter une menace) et, d'un autre côté, la peur de la perte, de la disparition, de l'oubli. À la Renaissance, la quête des manuscrits antiques a été une réponse. Est né aussi l’idéal d'une bibliothèque universelle sans perte ni lacune. Le monde numérique pousse à l'extrême cette prolifération de textes, cette démultiplication de l'archive. Face au désir, tenace mais impossible, de la conservation absolue, Ann Blair[1] montre comment, aux XVIe et XVIIe siècles, des instruments ont visé à domestiquer l’excès de discours, de livres, de connaissances. Plus contemporaine est la recherche des manuscrits disparus. Car il y a un intolérable de l'absence. Dans ce cadre, certains textes rendent plus déplorable la perte. The History of Cardenio, une pièce supposée écrite par Fletcher et Shakespeare et inspirée par des chapitres de Don Quichotte, fascine : des romanciers, des dramaturges s'en sont emparés. L'angoisse de la lacune devient ici extrême : Shakespeare... Cervantès... une pièce perdue... D'autres œuvres perdues (comme Peines d'amour gagnées du même Shakespeare) n'ont pas suscité le même engouement. Un jeu permanent s'installe avec l'idée de la lacune, qui peut être une volonté de retrouver des textes disparus d'auteurs canoniques (Aristote, Shakespeare), un désir d'inventer des textes qui auraient pu être mais qui n'ont pas été, ou une forme de conjuration (et c'est là que la crainte de la prolifération et celle de la perte pourraient se rejoindre). Comme le montre le cas de Cardenio, certaines de ces lacunes deviennent des figures obsédantes : l'absence devient omniprésente. Mais il ne faut pas oublier que l’absence fut le sort ordinaire de nombreux textes : on estime que deux tiers des pièces du théâtre élisabéthain n'ont pas été conservées (car jamais publiées) ; et cela aurait pu arriver à Shakespeare car, sans l'édition posthume du Folio de 1623 (un monument dressé par ses amis), la moitié des trente-six pièces qui y sont publiées – et qui ne l’avaient jamais été auparavant – auraient été perdues.
E. B. : Le souci de conservation est-il lié à l'obsession romantique pour l'auteur ?
R. C. : Il existe une obsession pour l'écrit autographe : la « main de l'auteur » est vue comme une garantie de vérité, d’authenticité, dont toute édition imprimée est susceptible de nous éloigner. Mais les manuscrits autographes littéraires (esquisses, brouillons, etc.) n’ont commencé à être conservés qu’à partir du XVIIIe siècle. Pour des auteurs plus anciens, l’enquête génétique devient impossible. Et à partir du moment où ce travail s'avère impossible, naît le désir de retrouver ces manuscrits autographes, avec l'idée que l'œuvre se trouve là, au plus près du génie créateur. D’où la multiplication des faux – en particulier pour Shakespeare. C’est au XVIIIe siècle que le sens contemporain de « littérature » apparaît : la « littérature » devient inséparable de l’écrivain, l’œuvre en son originalité est sa propriété. De là, la naissance des biographies littéraires qui souhaitent suivre le processus d’écriture par lequel certains auteurs transforment leurs souffrances, leurs désirs, leurs rêves, en littérature. En retrouvant les manuscrits et les esquisses, il s’agit de suivre ce déploiement de l’œuvre, depuis ses origines jusqu’à sa publication.
E. B. : L'omniprésence de la notion d'auteur n'est-elle pas préjudiciable à une « bonne » appréciation de l'œuvre ? Car elle implique de considérer toutes les interventions non autorisées (terme qui, étymologiquement, renvoie à « auteur ») comme des corruptions.
R. C. : Une grande part de la critique littéraire a voulu revenir au plus près de l'auteur. Mais, peu attentive aux processus de publication des textes, elle a identifié un état particulier du texte avec celui que l'auteur aurait voulu (on peut alors décider qu'il s'agit de la première édition, de la dernière, on peut privilégier les manuscrits par rapport à l'état imprimé, etc.). Cette quête de « pureté » (dominée par l'intention de l'auteur) est devenue la cible d'une critique structuraliste. Pour moi, ce qui importe n'est pas de dire que l'auteur est mort ou qu’il est tout-puissant, mais de considérer que chaque état d'une même œuvre est la résultante d'une conjoncture, d'un moment, d'un projet (dans certains cas, le dessein de l’auteur est absent, dans d'autres il est présent). Il ne s’agit pas de décider une fois pour toutes que l'auteur est absent ou omniprésent : il peut être l’un des partenaires dans la production du texte. Une autre manière d'aborder cette question est de considérer que les différents états du texte d'une même œuvre (par exemple, les trois premières éditions de Hamlet) ont tous leur identité, leur logique, leur raison, et que, dans certains de ces états, la présence de l'auteur est plus forte que dans d'autres. Pour s'approcher au plus près de l'œuvre, des techniques philologiques et bibliographiques, une forme de sociologie culturelle (les théories de la réception, l'histoire de la lecture) et la poétique et la rhétorique doivent croiser leurs approches : cela me paraît être le triangle d’intérêts qui permet la rencontre entre critique littéraire, histoire culturelle et sociologie des textes (selon l’expression de D. F. McKenzie).
E. B. : Étant donné que toute publication imprimée fige temporairement une recherche, envisageriez-vous aujourd’hui certaines de vos « œuvres » sous un autre angle ?
R. C. : J'ai commencé mes recherches comme historien du XVIIIe siècle français et j’ai publié un livre sur les origines culturelles de la Révolution. Peut-être aurais-je tendance à reprendre aujourd’hui ce travail en essayant de mieux éclairer les mécanismes de la construction rétrospective des Lumières par la Révolution en prenant appui sur les travaux consacrés aux formes et aux dispositifs de la mémoire collective. Puis je me suis intéressé à des textes canoniques de la littérature en étant sensible aux mises en garde des historiens de la littérature contre les lectures purement documentaires que les historiens faisaient des œuvres de fiction. Il ne s’agit pas seulement de les lire pour y retrouver ce qu'on peut établir à partir des sources classiques de l’historien, mais de les comprendre dans leur dynamique, leur « littérarité » (pardon pour ce mot peu gracieux). Il est vrai que les historiens ne sont pas toujours bien compris des « littéraires », qui suspectent toute approche sociale ou bibliographique de trahir le « mystère esthétique ». Pourtant, dans un prologue à une édition de Macbeth, Borges écrit que « l’idée que nous n’en finirons jamais de déchiffrer le mystère esthétique ne s’oppose pas à l’examen des faits qui l’ont rendu possible ». Il y a donc dans chaque œuvre un mystère, qui excède toutes les raisons qui tenteraient de l’expliquer, mais cela ne détruit en rien la nécessité d’examiner les « faits », tous les faits, qui en sont les conditions de possibilité, des formes poétiques ou narratives à la matérialité des modes de publication, des régimes de l’écriture aux horizons d’attente des lecteurs.
[1] Ann Blair, Too Much to Know, Yale University Press, 2010.
Eddie Breuil
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