Entretien avec Hugues Massello
Eddie Breuil : Lancer une maison d’édition musicale, est-ce une manière de concilier l’activité de musicien et celle de libraire ?
Hugues Massello : J’ai enregistré quelques chansons dans les derniers jours du 4-pistes à cassette, et joué en groupe dans l’ère pré-Myspace. J’ai beaucoup aimé composer et enregistrer, mais je ne suis pas devenu musicien, trop gauche, trop paresseux, et je n’ai jamais été en mesure de transformer mes défauts en quelque chose de vraiment original. Aujourd’hui, je gagne ma vie comme libraire. En fait, si je n’avais pas exercé ce métier, l’idée ne me serait peut-être pas venue de me lancer dans l’édition. Je ne suis pas un libraire très motivé : je n’ai jamais trop aimé regarder la création me passer sous le nez sans y participer d’une manière ou d’une autre. Mon ambition est maintenant de faire de l’édition mon gagne-pain, et non plus ma danseuse.
Mais, vous savez, le premier livre édité chez Densité est un album jeunesse, un court texte d’Henri Michaux illustré par l’immense Carlos Nine (L’Himalaya cahin-caha, 2011), rien à voir avec la musique. C’est une orientation en sommeil aujourd’hui, parce qu’elle est évidemment plus coûteuse à mettre en œuvre. La jeunesse attend qu’une bonne fée se penche sur son berceau. L’édition demande des mises de fond très lourdes pour appuyer un développement économique qui soit notable. Or, je suis parti dans la course les poches à moitié vides, sans demander de subvention (jusqu’à cette année, où j’ai sauté le pas pour pouvoir réimprimer les épuisés).
E. B. : Comment vous est venue cette idée de collection ?
H. M. : En lisant des bouquins sur le rock ! Sous la protection bienveillante de la loi Lang, il y a d’excellents petits éditeurs français qui survivent contre la concentration des capitaux ! J’espère que la collection Discogonie peut combler un angle mort des publications en français. D’un côté, vous trouvez une presse musicale qui doit faire court et donner envie, ou pas, d’écouter les disques. De l’autre, des livres qui traitent en profondeur des biographies, des mouvements, des récits et témoignages. Mais, quand il est question de forme musicale, il n’y a pas d’approche systématique par album. L’idée de départ de Discogonie est de prendre très au sérieux la forme album issue du format 33 tours à deux faces. Cette contrainte a façonné une forme artistique pour la musique populaire enregistrée, forme qui a dépassé la simple succession de chansons formatées pour exister isolément à la radio. Depuis la fin des années soixante, il est évident que les groupes ont cherché de manière consciente comment organiser cette durée et faire résonner ces deux faces d’une même planète. Le concept album étant le point-limite ostentatoire qui cache une forêt d’efforts qui n’en pensent pas moins. Bien sûr, on compte aussi des groupes qui ont l’air de ne pas l’avoir cherché : on peut douter des capacités intellectuelles des Stooges au moment d’enregistrer Fun House, et c’est pourtant un objet idéal pour une discogonie, un album d’une cohérence fulgurante !
Retrouver les indices de cette attention à la cohérence d’ensemble suppose d’analyser en détail les thèmes, les enchaînements, la mise en son. Des choses beaucoup plus concrètes (jusqu’au sens de la musique concrète éventuellement). Une approche formelle en somme. Un solfège de la musique non écrite. Ou quelques modestes contributions à une ontologie de la musique populaire enregistrée.
E. B. : Parlez-nous de la charte graphique, qui semble traduire cette idée.
H. M. : Sur la pierre tombale des Inrockuptibles est gravée la citation de Tati : « Trop de couleur distrait le spectateur. » Sensible à cette maxime, j’ai pris quelques options assez radicales : aucune image en couverture, même la plus évidente, la pochette du disque auquel le livre est consacré. Vous n’en trouverez pas plus à l’intérieur, où les visuels de l’album sont décrits de la même façon que chaque chanson est analysée, à charge pour le lecteur de l’entendre. La couverture créée par Matthieu Safatly est très graphique, les variations sont infimes d’un titre à l’autre. Le code-barres y joue presque tous les rôles : plaisant à scanner pour les libraires, rappelant la forme canonique de la galette, il est gravé dans l’épaisseur du papier comme les disques dans le vinyle ; même réduit à l’échelle d’un timbre-poste, il signale encore la collection, et son sujet de prédilection.
E. B. : Vous vous donnez pour objectif de publier 99 titres. Tout éditeur serait vite tenté par l’idée de palmarès : s’agit-il pour vous de retenir les albums les plus emblématiques (ceux de The Cure ou de My Bloody Valentine ont marqué l’histoire du rock) ?
H. M. : J’aurais pu établir une liste... Seulement mes goûts personnels sont plutôt snobs et, le suicide commercial n’étant pas à l’ordre du jour, les parutions doivent trouver l’équilibre entre promesses de vente et plaisir personnel. En outre, je ne suis pas en mesure d’imposer son sujet à un auteur qui me fait l’honneur de participer, aussi dois-je naviguer à vue en me réservant le dernier mot sur les propositions que l’on me fait. Je vous fais là le portrait d’un tigre de papier.
E. B. : Quels sont les titres à paraître ? Ouvrirez-vous le catalogue au rap (Public Enemy), à la musique électronique (Coil), à la musique industrielle (Einstürzende Neubauten), voire à la musique contemporaine expérimentale (John Cage) ?
H. M. : Le premier album de Rage Against The Machine, les premiers albums de Nick Drake et de Robert Wyatt en solo, Tender Prey de Nick Cave et enfin, premier français de la collection, Fantaisie militaire de Bashung vont faire l’objet de parutions en 2017 et 2018. À mon sens, le concept de « discogonie » peut être décliné pour tous les genres (pour lesquels l’enregistrement est indissociable de l’œuvre). Ainsi, à terme, je peux envisager de travailler au développement de départements jazz, hip-hop, ou techno, mais en recrutant des directeurs de collection spécifiques. Car, pour ma part, je ne suis qu’un autodidacte et ces exemples sont trois terrae incognitae pour moi.
E. B. : Les rédacteurs sont davantage critiques et universitaires que musiciens ou écrivains (même si l’un n’empêche pas l’autre).
H. M. : J’ai délibérément proposé les premiers volumes à des universitaires (Christophe Pirenne, Philippe Gonin, Michel Delville) pour donner à la collection une orientation plutôt musicologique. Il est rare que ces universitaires n’aient pas eux-mêmes une pratique musicale, et donc un rapport à la fois intime et distancié à leur sujet. Pour autant, la collection n’est pas une émanation des presses universitaires.
E. B. : La charte éditoriale, que l’on peut lire sur votre site, veut imposer aux rédacteurs d’apporter des informations souvent techniques sur chaque chanson de l’album commenté. Pourtant, on constate une diversité des approches, on trouve quelques accents lyriques, même si la tonalité est plutôt agréablement savante. La collection se cherche-t-elle encore ?
H. M. : L’Oulipo a démontré que la contrainte était féconde, et particulièrement quand on en joue ! Guillaume Belhomme, l’auteur du My Bloody Valentine s’est montré très joueur ! Les quatre volumes déjà parus sont en effet quatre variations assez fortes sur un même canevas. Les mailles pourraient certes être plus serrées, les obligations multipliées, mais trouverai-je encore des volontaires pour s’y coller ? J’attends des auteurs qu’ils aient une théorie sur un album. J’aime bien les gens qui ont une théorie sur un truc formel, d’apparence un peu dérisoire. Plutôt qu’une objectivité somme toute illusoire, je crois que je cherche plutôt un engagement, un engagement documenté, argumenté, un engagement dans une forme contrainte mais avec pour moteur le même genre de passion qui pousse à former un groupe. Pour que la boucle soit bouclée…
Dans mes fantasmes d’éditeur, je rêvais plutôt d’un chapitre correspondant à chaque chanson, plus celui consacré à la pochette, point barre. J’escomptais qu’on pourrait y inclure le contenu des chapitres périphériques (enregistrement, réception, petit rappel des faits antérieurs). Mais tant que je n’en aurai pas moi-même fait la démonstration, je crois que ça restera une vue de l’esprit ! J’aime beaucoup que chaque livre décrive la pochette sans la donner à voir, comme il décrit les chansons sans les donner à entendre. J’aime marquer la transition de la face A à la face B (puisqu’il s’agira souvent de disques parus en vinyle), il y a là quelque chose de pavlovien. J’ajouterai peut-être les numéros de matrice à l’avenir, pour rendre hommage à Jean-Christophe Averty, qui ne manquait jamais de les préciser pour chaque galette qu’il diffusait dans son émission « Les cinglés du music-hall ».
Eddie Breuil
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