Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres sont-elles orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui, bien souvent, les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences nouvelles.
Le Contre Sainte-Beuve de Proust
Ouvrez le Contre Sainte-Beuve en « Folio » puis dans la Pléiade, vous aurez du mal à trouver ce qu’il y a de commun, à l’exception du titre.
C’est en 1954 (Marcel Proust est mort depuis plus de trente ans) que la première édition du Contre Sainte-Beuve est publiée, par Bernard de Fallois. Cette édition, qui paraît chez Gallimard dans la collection « Blanche », habituellement réservée aux œuvres narratives, ressemble à un roman inédit ; elle est reprise, en 1965, dans la collection « Idées ». Fallois subit de vives critiques pour son travail. En 1971, suite à ces réactions, Pierre Clarac propose un autre contenu : il enlève toutes les parties romanesques, conserve les sections théoriques et ajoute des notes diverses de Proust sur la littérature puisées ici ou là. Son Contre Sainte-Beuve devient, sans conteste, un essai. Une autre façon de présenter le contenu, plus « scientifique » et objective, a été proposée depuis, encore dans la Pléiade, sous le seul titre d’« Esquisses » (et non plus sous celui de Contre Sainte-Beuve), en 1987-1988, alors même qu’Antoine Compagnon réhabilitait la version de Fallois dans la collection « Folio essais ».
Ces attitudes divergentes s’expliquent par la difficulté d’identifier le contenu même du projet Sainte-Beuve que Marcel Proust évoque dans sa correspondance, et qu’il mentionne le plus souvent de cette façon (sans la préposition). Ces documents préparatoires, réunis en fonction de ce que les éditeurs voulaient voir dans cette œuvre (un roman inédit, un essai, des esquisses), se situent à une étape clef de l’écriture proustienne : chronologiquement, au seuil de l’élaboration d’À la recherche du temps perdu. L’approche la plus objective voudrait que l’on considère ces documents comme des esquisses, puisque des passages semblent repris dans la Recherche, comme l’épisode du pain trempé (à rapporter à celui de la madeleine dans Du côté de chez Swann) ou le passage de l’article du Figaro (qu’on retrouve dans Albertine disparue, autre œuvre publiée de manière posthume).
Évoquer le titre même de « Contre Sainte-Beuve » (ou « Sainte-Beuve ») n’est pas anodin. Il inscrit le projet de la Recherche dans une démarche qui n’est pas la même selon que l’on suppose qu’il s’agit d’un projet d’essai ou de roman. Le titre évoque a priori un essai, un rapport que Marcel Proust voudrait établir avec l’éminent critique du XIXe siècle. Et la préposition « contre » signalerait une opposition franche. Pour autant, même si les reproches adressés par Proust à Sainte-Beuve sont nombreux, il écrit que « la méthode de Sainte-Beuve […] touche à de très importants problèmes intellectuels, peut-être au plus grand de tous pour un artiste ». Ces problèmes intellectuels relèvent de la capacité à cerner l’individu. L’objectif que s’assigne Proust n’est pas très différent, seule la méthode l’est : quand Sainte-Beuve fait confiance à l’intelligence, Proust suit davantage les sentiments.
Il y a un passage que Pierre Clarac n’a pas souhaité retenir dans sa version : la « Conversation avec maman », dans laquelle Proust évoque un projet d’article qu’il aimerait consacrer à Sainte-Beuve. Clarac y voit la conclusion d’un roman avorté, qui aurait été abandonné au profit de l’écriture des textes théoriques. C’est oublier que ce passage s’inscrit dans le projet même du Sainte-Beuve et surtout que ce n’est pas le titre qui fait le genre (sans quoi À la recherche du temps perdu serait un essai de physique quantique). En regroupant les seuls textes théoriques et des considérations éparses de Proust sur la littérature, son Contre Sainte-Beuve devient un recueil d’écrits sur la littérature, signé « Proust », ce qui va à l’encontre même du projet de la Recherche qui consiste à s’écarter des considérations artistiques et littéraires, en les intégrant dans la fiction, dans la bouche du narrateur ou des personnages. Réunir ces textes dans un essai implique de décontextualiser ces prises de position esthétiques et de les présenter comme assumées par l’auteur Proust.
Le projet réel du Sainte-Beuve de Proust est l’œuvre de sa vie, la Recherche du temps perdu elle-même. Le Sainte-Beuve semble être l’ancien titre de la Recherche, l’embryon de ce livre, les premières tentatives, narratives, pour démontrer la primauté des sentiments sur l’intelligence, et le refus logique de la forme de l’essai. Conserver la forme romanesque ne nous semble pas une gageure, mais au contraire une façon de faire qui, si elle est fausse d’un point de vue philologique, invite à comprendre plus efficacement le parcours de Proust.