Pas banale non plus la romancière, qui a au moins en commun avec la narratrice d’être une jeune Italienne étudiant les langues orientales en Angleterre. Espérons que la ressemblance s’arrête là, car Camelia est loin d’être heureuse : « Ma vie n’a pas d’histoire, elle a des déboires, ça oui, mais pas d’histoire. » Quelques flash-back laissent pourtant entendre que son enfance, entre un père journaliste et une mère flûtiste, très belle, a été aussi sereine que possible. Malheureusement : « en 2004 mon père avait une maîtresse londonienne, et il est tombé dans un fossé. Pour sûr il y a un lien logique entre ces deux choses ». Un simple accident, rien à voir avec le suicide de Kleist et des bien-aimées.
Ce coup de théâtre, doublement déroutant car rien ne laissait soupçonner que le journaliste fût infidèle, déclenche d’étranges réactions chez la mère et la fille. Toutes deux, sans se concerter, renoncent à la parole et ne communiqueront plus que par des regards. Mais ce n’est pas tout. L’appartement, que Camelia ne quitte que pour assurer l’essentiel, sombre dans la crasse, les deux femmes se nourrissent à peine et ont de curieuses occupations. Camelia interrompt ses études de chinois à l’université et s’adonne à une activité peu commune. Trouvant régulièrement dans une poubelle des vêtements neufs qui ont une manche cousue au milieu de la poitrine, ou une grande ouverture au niveau des fesses, elle les « croise » avec les siens pour constituer une garde-robe complètement loufoque. Pendant ce temps, la mère renonce à se laver, devient laide, et passe son temps à dormir ou à photographier des trous : ceux d’une ceinture comme ceux du plafond. Cet emprisonnement volontaire durera trois ans, au bout desquels Camelia se décide à sortir. Dans la sordide et sinistre ville de Leeds, cadre idéal pour la dérive de la veuve et de l’orpheline. « Sauf que rien ne commence à Christopher Road. Tout s’achève, y compris ce qui n’a jamais commencé : la nourriture est périmée avant d’être ouverte à cause des nombreuses coupures d’électricité, les fleurs fanent avant d’éclore parce qu’il n’y a pas de soleil, et les fœtus ont la mauvaise habitude de s’ étrangler avec le placenta ». Elle découvre l’origine des vêtements de la poubelle, et du couturier fou Jimmy qui n’est autre que le frère du propriétaire d’une boutique de vêtements de l’Empire céleste : Wen. Avec lui, Camelia retrouve progressivement la parole et se remet à l’apprentissage du chinois. Les idéogrammes, chargés de symboles, sont comme les premières ouvertures sur la beauté et sur la vie, et on peut espérer une sorte de renaissance. Mais comme rien ne semble réussir à la jeune fille, Wen reste de glace à ses avances (pourtant très osées) et c’est Jimmy, le couturier fou, qui l’initiera, sans amour, à l’amour. Parallèlement, la mère sort à son tour de son isolement, redevient belle et rencontre le deuxième homme de sa vie. Tout finit bien, tout repart, mais non. Le lecteur découvrira à la suite de quel acte définitif Camelia et sa mère retournent à leur enfermement, comme si leur vie n’était possible que dans le rejet de la vie.
Toute cette noirceur vient de ce qu’il n’y a pas de réelle communication entre les êtres. Wen aime Camelia mais ne peut la satisfaire, Jimmy en a vite assez d’elle, la mère n’aime pas vraiment sa fille, et le père, dont elle était très proche, est mort dans des conditions déshonorantes. La fuite dans la nature ? Quand Camelia trouve une pauvre fleur qui a poussé par hasard sur une pelouse pelée, elle l’écrase du pied. Camelia vomit souvent, elle vomit sa vie.
Une foule d’idées, servies par un style obligatoirement inédit (très bien traduit) : incisif, amer, rapide, choquant, semé de métaphores, de trouvailles – un peu trop denses dans les premières pages, mais qui trouvent très vite leur juste dosage. En fait, si la jeune romancière gagne haut la main son pari, c’est parce qu’elle réussit à faire de ce récit tragique, noir, sans une lueur d’espoir, quelque chose de léger, et parfois même drôle : « Il faut faire attention aux gens qu’on introduit chez soi, ils pourraient nous voler un organe ou, pis encore, nous balancer un orphelin. » Elle n’est certes pas la première à dresser un sombre tableau de notre époque et à nier tout espoir, mais elle se distingue des autres, précisément par sa bizarrerie. Une bizarrerie qui semble naturelle et ne tombe jamais dans l’invraisemblance.
Bien que le livre ait obtenu le prix Campiello du premier roman, ô combien mérité, on peut se demander comment la jeune romancière bâtira une suite sur ces étranges données : restera-t-elle dans la même veine, ce qui semble difficile, car elle a atteint un sommet, changera-t-elle complètement de registre ? De toute manière, un auteur à suivre.
Monique Baccelli
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