Après tant de livres sur l’image, tant d’essais marqués par une intense curiosité de comprendre (la peinture, la photographie, l’insondable Belgique), il semble presque fatal que le désir d’examiner de près pourquoi on écrit lui soit venu. Et quel meilleur moyen d’essayer de mettre un peu d’ordre dans les raisons d’une vocation que de dresser la liste de ceux des morts illustres qu’on reconnaît pour maîtres ?
Qui dit liste dit sélection. Celle de Roegiers est drastique : neuf noms seulement pour le XXe siècle, qui s’efface avec une stupéfiante vélocité des mémoires. Quatre sont surtout romanciers (Perec, Céline, Robbe-Grillet, Simon), deux surtout dramaturges (Beckett et Dubillard), deux surtout essayistes (Leiris, Barthes), un seul surtout poète (Michaux). Rien que du beau monde et, comme ce sont tous pour moi aussi des auteurs de chevet, quelle chance !
Naturellement, même en se limitant à un siècle unique, celui où l’on naquit soi-même et où les élus moururent, il manque nombre de nos intimes : et Proust, et Apollinaire, et Cendrars, et Breton ? Sans compter que l’absence des étrangers effraie.
Mais ces récriminations sont absurdes. D’abord la liste et ses neuf essais coruscants, vifs comme vif argent, où l’exercice d’admiration, un des plus salutaires pour le bon lecteur, se double de fantaisie, de remise en cause profonde parfois (Céline), n’occupent que la seconde partie du volume. Les cent premières pages offrent une analyse brillante et rapide du plaisir d’écrire, fondé comme il se doit sur bien des critiques express où virevolte tout un monde d’autres rencontres. La revue à tombeau ouvert des relations précède en somme l’entretien intime avec quelques défunts qui comptent.
Surtout, Patrick Roegiers ne prétend ni à l’exhaustivité et à l’équilibre savant du jugement – ces qualités, ou ces tares universitaires – ni à l’esprit de thèse, tout à fait étranger à son tempérament. Ce qui le séduit, ce qui excite sa verve, c’est le portrait. Il y excelle, dessinant de quelques traits prestes et justes son personnage, le faisant entrer dans des scènes cocasses où viennent s’enchâsser des anecdotes dont on se demande parfois s’il ne les a pas inventées, mais peu importe tant ces portraits sont gonflés de vie, coupés d’éclats de rire ou d’exclamations faussement rhétoriques et réellement étonnées qui établissent un dialogue entre ce narrateur allègre (visiteur de stèles, familier, journaliste ?) et le défunt qu’il ressuscite.
Car il s’agit bien de ressusciter. Patrick Roegiers n’est pas essayiste grave ou laudateur gourmé, il est montreur d’ombres qu’il tire une à une du néant. Dans aucun de ses livres la mort ne joue les utilités, elle est omniprésente, comme chez Ghelderode, Rops, Magritte, ah ces Belges ! N’y voyez pas d’obsession morbide, bien que rarement soient omis, et ici moins que jamais puisqu’il s’agit d’écrivains disparus, les détails de leur fin, le caractère joyeusement posthume de leur évocation, l’intérêt qui s’attache à leur tombeau. On meurt beaucoup chez Roegiers et là, encore mieux, on est déjà mort. Sur fond d’angoisse légère, l’éclat d’existences intensément vécues n’apparaîtra que mieux.
Paradoxalement, du refus de se prendre au sérieux, de l’incapacité à sacraliser des artistes de génie qui, avant de devenir compost de feuillets, furent des êtres de chair et de sang, naît une forte impression d’authenticité de l’éclairage porté sur une œuvre. Voyez un portrait aussi réussi, aussi joliment torché que celui de Beckett. Il est surprenant à plus d’un titre et campe un grand gaillard heureux, donnant beaucoup de temps au sport, à la convivialité, à la rigolade. Est-ce que ça ne rend pas singulièrement plus complexes, s’il est possible, cette Dernière Bande, cette Fin de partie, sinistres sans doute mais néanmoins pantalonnades, tragédies non certes pour rire mais bel et bien à se tordre ?
Patrick Roegiers a traversé de son allure inimitable, fantaisiste et mélancolique, ses propres plaisirs de lecture. Il l’a fait pour lui avant tout, pour se remémorer des textes chers et les gens – plus ou moins chers – qui les ont écrits. C’est narcissisme pur. Mais comme il est un véritable écrivain, son bonheur égoïste se transmet comme un frisson délicieux, communicatif.
Maurice Mourier
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