Pour combler cette lacune, les éditions Robert Laffont nous proposent, judicieusement classés par thèmes, près d’une centaine des articles que Buzzati écrivit pour le Corriere della Sera, entre 1928 et 1971 : un panorama qui va du début du fascisme à la conquête spatiale, en passant par la Seconde Guerre mondiale. Excluant, fort heureusement, ce qui concerne la politique et l’économie, Buzzati se promène dans tout le reste de l’actualité.
On sait que ses récits fantastiques ont la particularité de ne pas comporter d’êtres imaginaires ou de situations « surréalistes », mais de n’être qu’une sorte de légère déformation, d’infime dilatation du réel, à la manière de Kafka, l’un de ses modèles. Dans Le Désert des Tartares, le fantastique naît uniquement de l’attente et du caractère imprécis de l’ennemi ; tout le reste est réel. Or, quel meilleur réservoir de réel, de « terrestre », que l’actualité quotidienne rapportée par les journaux ? C’est en ce sens que Buzzati ne considère son activité de journaliste ni comme un simple gagne-pain, ni comme un aspect mineur de sa création, mais comme ce qui alimente celle- ci. Entre les deux domaines, il y a non seulement égalité mais interaction : « Le journalisme, pour moi, n’a pas été un second métier, mais un aspect de mon métier. L’optimum du journalisme coïncide avec l’optimum de la littérature. »
Au fil de l’actualité, Buzzati aborde les sujets les plus divers. À commencer par celui de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il assuma les fonctions de correspondant du Corriere della Sera ; mais il y participa aussi en tant qu’officier de la Marine royale. On a signalé l’habileté avec laquelle il réussit à dire presque toute la vérité sans risquer d’être censuré. Ses témoignages sont historiquement précieux, mais ils ont en outre le mérite de constituer de véritables short stories, alertes et vivantes, comportant en général sinon une morale du moins une leçon.
L’article de 1940 intitulé « À l’abordage du sous-marin ennemi » est très significatif de la méthode propre à Buzzati. La bataille navale en question est un fait historique : un sous-marin anglais rejoint un sous-marin italien, le Toti, qu’il côtoie longuement, de façon menaçante. Branle-bas de combat. Tous deux font surface et utilisent leurs armes terrestres, canons et mitrailleuses : un véritable « abordage de l’Antiquité », commente l’auteur. Grâce au sang-froid du commandant, évoqué d’ailleurs dans un autre article, le sous-marin italien finit par couler son homologue anglais, qui s’enfonce dans les abysses comme un monstre marin mortellement blessé : rien que du réel, de l’épique peut-être, mais en plus quelque chose d’indéfinissable, d’angoissant, d’à peine au-delà du naturel, dans le parcours parallèle des deux sous-marins, dont l’un détruira immanquablement l’autre. Dans son article sur De Chirico, Buzzati réussit à cerner cette forme particulière du fantastique en analysant le célèbre tableau de 1914 Mystère et mélancolie d’une rue, où tout est étrange, unheimlich, bien que l’image semble l’équivalent d’une photographie de cette rue.
Il est évident que tout ce qui touche aux expériences spatiales s’inscrit dans ce va-et-vient entre réel et pas tout à fait réel. Dans un premier article, Buzzati, sans prendre parti, cite les témoignages de deux personnes particulièrement compétentes sur les soucoupes volantes, et même sur leurs occupants. Peu après, passionné par la réalité ambiguë du monde spatial qui parfois se distingue à peine de la science-fiction, le journaliste passe à des considérations plus concrètes : les deux chiens qu’on a envoyés dans l’espace comme avant-garde n’étaient pas volontaires. Leurs souffrances, comme celles des chiens de laboratoire, résultent d’un abus de pouvoir de l’homme, ils mériteraient d’être statufiés au même titre que les cosmonautes. En outre – et ceci traduit le pessimisme de l’auteur –, nous sommes déjà blasés dans ce domaine extraordinaire. Si des millions de spectateurs ont regardé les premiers pas de l’homme sur la lune, certains préfèrent aujourd’hui la diffusion d’un match de foot à celle de l’atterrissage d’Apollo 14.
Il est impossible de rendre compte de tous les sujets traités. Au Corriere della Sera, Buzzati a commencé par être aux « chiens écrasés », puis a été tour à tour reporter sportif (« Un grand Finlandais »), grand reporter à l’étranger (« Un provincial au Japon »), critique littéraire (« Un poète au bureau »), critique d’art (« Bacon », « Matisse »).
Les autres articles vont de la bonté de Jean XXIII jusqu’à l’assassinat de Kennedy, ou à l’attentat du Petit-Clamart, qui valut à Bastien-Thiry d’être fusillé. On constate à cette occasion que l’Italie nous a précédés de plusieurs années dans l’abolition de la peine de mort. Pour rester dans la veine macabre, on peut pleurer sur la mort du kangourou oublié dans sa cage à la gare de Milan et apprendre que la « chienne de Buchenwald », la gardienne monstrueuse, a échappé à la peine capitale parce qu’elle attend un bébé ; que sera cet enfant, se demande le chroniqueur, rachètera-t-il les crimes de sa mère ?
Le suicide de Marylin Monroe ? S’il a ébranlé aussi profondément tout un chacun, c’est parce qu’il est la preuve que l’on peut être belle, célèbre et riche tout en étant malheureuse. Car le point commun, le lien qui réunit toutes ces chroniques, forcément hétérogènes, c’est l’intérêt que Buzzati porte à l’être humain en général : humble, comme dans « Une pauvre femme », modeste mais digne comme dans « Petits vieux de France », ou exceptionnel, comme le commandant du Toti. Mais on peut aussi retomber dans le quotidien le plus prosaïque avec « Les surprises du Docteur Check-up », qui relate ironiquement la kyrielle d’examens à laquelle est soumis le malade d’aujourd’hui.
C’est dire que ces articles, pessimistes dans leur ensemble, ne manquent pas pour autant d’humour et de drôlerie. Plus encore que les nouvelles nombreuses et variées rassemblées en volumes, ils nous promènent dans un univers vécu par certains d’entre nous, déjà ancien pour d’autres. Des textes instructifs, agréables à lire, rédigés dans le style simple et direct de la presse et, pour nous Français, servis par la belle traduction de Delphine Gachet.
Pour confirmer l’intérêt de ce volume, qui souligne l’interaction entre deux disciplines tout à fait différentes, et fournit donc une clé supplémentaire pour comprendre le grand écrivain qu’est Dino Buzzati, rien ne peut être plus convaincant que les déclarations de l’auteur lui-même : « Disons plutôt que l’efficacité d’une histoire fantastique est liée à l’emploi de mots et de paroles les plus simples et les plus concrets. Il me semble que le fantastique doit être aussi proche que possible du journalisme. »
Monique Baccelli
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