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Philippe Vilain, dans La Passion d’Orphée, poursuit sa recherche sur l’histoire récente de la littérature française (Le Paradoxe de l’écrivain en 2015 ou La Littérature sans idéal en 2016) en tentant de dresser une cartographie des deux premières décennies qui viennent de s’écouler et qu’il qualifie d’hyperproductives.
Philippe Vilain
La Passion d’Orphée
Philippe Vilain, dans La Passion d’Orphée, poursuit sa recherche sur l’histoire récente de la littérature française (Le Paradoxe de l’écrivain en 2015 ou La Littérature sans idéal en 2016) en tentant de dresser une cartographie des deux premières décennies qui viennent de s’écouler et qu’il qualifie d’hyperproductives.

Il n’est pas besoin sans doute de s’intéresser à la création romanesque elle-même de Philippe Vilain pour lire cet essai. Il faut plutôt le prendre comme un prétexte à interroger notre nouvel espace littéraire depuis le tournant des années 1980, à la suite notamment des réflexions de Dominique Viart dans La Littérature française au présent (Bordas, 2005). Selon l’auteur, nous serions passés de « l’ère du soupçon » à « l’ère de la certitude », le doute théorique des années 1960 étant révolu - celui que Mastroianni, interprétant le rôle d’un romancier dans La Notte d’Antonioni, énonçait en ces termes : « Non, je crois même ne plus être capable d’écrire. Non pas : quoi écrire ? Mais : comment écrire ? C’est la “crise”. On est nombreux à la connaître mais pour moi, c’est une chose secrète qui affecte toute ma vie. »

Le « comment écrire ? » ne serait plus de mode. Il s’agirait désormais de se demander « quoi écrire ? ». La littérature aujourd’hui, le plus souvent et toujours selon l’auteur, « ne forge plus sa croyance dans l’écriture à proprement parler, mais dans le choix de ses sujets. » Ainsi, cette littérature ne serait plus animée comme Orphée par la passion de l’écriture, n’éprouverait plus le désir de se retourner, de chanter Eurydice ; il lui suffirait de regarder le monde en face, dans sa réalité prosaïque, d’oublier ce qui l’a constituée.

Si le constat est juste, on ne saurait évidemment le généraliser. L’histoire n’est pas racontée par les vainqueurs ; elle est racontée par les vaincus, par ceux qui travaillent, par ceux qui continuent d’écrire, de se retourner, de chanter Eurydice, l’éternel retour de la littérature. En parallèle à l’essai de Philippe Vilain, je lisais Éphéméride (La Table Ronde, 2020), le journal anachronique de Valérie Rouzeau, qui dit combien écrire demeure un art poétique, un investissement qui engage toute sa personne, sa vie entière. 

La caractéristique de la production littéraire française de ces deux dernières décennies est la « fiction du réel », qu’il est possible de ranger en deux catégories : l’autofiction (l’écriture de soi) et l’exofiction (l’écriture de l’autre, de l’histoire) avec une tendance à l’actualisation politique (le terrorisme, la crise sociale, bientôt le confinement…). L’auteur rappelle longuement (un peu trop sans doute) dans une première partie didactique la place qu’occupe l’autofiction comme un genre en soi (on devine un penchant), mais surtout la manière dont l’exofiction a pris une place de plus en plus envahissante. En s’emparant d’un sujet (la guerre, un personnage historique, un membre de sa famille), l’exofiction se contente de relater des événements qu’elle n’a pas vécus, qui ne sont que livresques, documentaires. Elle n’expérimente pas ce qu’elle écrit.

La seconde partie est plus risquée, met davantage les pieds dans le plat à propos cette fois de la place de l’écrivain lui-même, de sa « légitimité » à l’heure de la marchandisation du livre, que Nathalie Heinich dans Être écrivain (La Découverte, 2000) ou Bernard Lahire dans La Condition littéraire (La Découverte, 2006) ont déjà amplement analysée. On ne cesse plus de remettre sur le métier cette question (je renvoie par exemple à la tribune qu’un collectif d’écrivains avait cosignée dans Le Monde à l’automne 2018, « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux. ») Ce n’est plus la statue trônant sur un piédestal qui fait l’écrivain. D’un côté, quiconque produit un livre est écrivain. De l’autre, est écrivain celui qui en a le statut. Le nombre délégitime l’absolu littéraire. « Le nombre dévalorise la qualité par la multiplication et l’équivalence. » Pour être affilié à l’AGESSA (Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs), un écrivain doit vendre 900 fois la valeur horaire du SMIC, soit en 2020 un salaire annuel de 9135 € (761,25 € brut par mois). Une misère, et beaucoup pour la majorité des écrivains qui sont loin d’atteindre ce revenu artistique. Pas certain que le rapport de Bruno Racine, L’auteur et l’acte de création (2020, à télécharger sur le site du ministère de la Culture) change la donne. Les pages 96 à 99 sont particulièrement édifiantes. « L’estimation de la valeur littéraire est définie par la valeur marchande, dans une sorte de ce qui se vend, vaut, foncièrement injuste puisqu’elle fait de la démocratie un jeu aux règles faussées, aliéné au système marchand d’offres et de demandes. Ce n’est pas le littéraire qui induit la valeur du texte, mais bien le système qui le diffuse et le médiatise. » Pris dans les maillons de la chaîne du livre – d’éditeurs en attaché(e)s de presse, de libraires en prix littéraires – les écrivains, les écrivants que nous sommes, demeurent soumis au verdict implacable des lecteurs – c’est-àdire in fine, toujours, aux chiffres de vente. Orphée n’en finit plus de chanter Eurydice.

Jean-Pierre Ferrini

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