L’activité littéraire de Roland Topor ne s’éloigne pas significativement de son activité artistique ; elle prolonge, grâce à d’autres médiums, son regard porté sur l’humain. Les influences de Kafka, de l’Alice de Carroll, de l’Ubu de Jarry, sont toujours autant perceptibles. Écrivain prolifique, il s’est essayé à presque tous les genres : du roman (Joko fête son anniversaire ou Le Locataire chimérique, qui sera adapté au cinéma par Roman Polanski) à la nouvelle (les recueils Café Panique – histoires de comptoir – ou Vaches noires, publié de façon posthume), en passant par le théâtre (recueilli sous le titre de Théâtre Panique) et par des formes plus conceptuelles ou inhabituelles. La même vision sombre mais profondément humaine se dégage de ses textes : son humour noir, ses constantes crasses, lubriques, sadiques ou scatologiques, masquent une profonde sensibilité. C’est l’homme qu’il nous donne à voir. Tout simplement.
Ses publications, comme ses dessins, sont des productions élaborées, qui ne se satisfont pas du seul discours. À travers ses livres d’artiste et ses autres œuvres conceptuelles, Topor s’intéresse à la forme et aspire à créer des constructions efficaces. Les Mémoires d’un vieux con seraient-ils aboutis sans l’index des noms propres, qui vient clore l’ouvrage en proposant les noms incontournables qu’on retrouve dans tout essai se prétendant lettré, où les « Rimbaud » et les « Rilke » côtoient… « Rintintin » ? De même, la pièce Le Bébé de M. Laurent est accompagnée d’une « indication pour la mise en scène de ce qui précède », avec des recommandations aussi nécessaires que celles-ci : « J’aimerais également que l’acteur interprétant M. Laurent soit capable d’imiter le cornet à pistons. Ce serait assez chic pour moi d’avoir un interprète de cette classe » ; « J’aime assez que l’on joue faux. Cela s’appelle distanciation, je crois. Elle revient bon marché et donne de la profondeur au texte. »
Topor excelle dans l’écriture des fausses monographies, avec les Mémoires d’un vieux con (1975) et Les Photographies conceptuelles d’Erwahn Ehrlich (1894-1961) (1982). Dans le premier, le narrateur fait preuve d’une mythomanie exacerbée : il aurait côtoyé les plus grands et serait à l’origine de la création des plus fortes œuvres d’avant-garde. On ressent un plaisir dans l’écriture. Et l’on rit des anecdotes stupides, ou prétentieuses, mais efficaces : le repas de haricots d’astrakan de Staline ; l’origine des Demoiselles d’Avignon ; les relations du narrateur avec les actrices et les plasticiennes les plus célèbres du siècle. Ces monographies nous guérissent des publications risibles et vaines (pas écrites pour faire rire, celles-là), autoconsacrant des auteurs imbus d’eux-mêmes, venus après le clap de fin des meilleures aventures. Épargnez-les vous et lisez les Mémoires d’un vieux con !
Mais c’est sans doute dans les formes les plus brèves que l’on retrouve le mieux la personnalité de Topor. Ses recueils ressemblent parfois à des séries de premiers jets, parfois à des exercices imposés à partir de récits de rêves ou de l’exploitation de jeux de mots autour d’une thématique (je vous laisse deviner la métaphore que file la nouvelle intitulée « La vocation des profondeurs »). Des nouvelles très brèves et efficaces (comme le pince-sans-rire « Pas chatouilleux »), qui jouent sur la caricature et le burlesque pour mieux décrire les aspects les plus bas et risibles des humains (et éviter d’en faire des vaches sacrées). Certaines trahissent la préoccupation sociale de l’auteur (« Je m’interroge », sur les principes dictatoriaux ; « La crise de foi », sur la pauvreté). La plupart affichent les hantises de Topor, son obsession masochiste pour ce que l’homme a de plus minable. On y trouve aussi ce rapport particulier au réel, comme s’il refusait de considérer la banalité dans sa réalité même. De cette banalité émerge toujours le cauchemardesque, l’absurde, l’inquiétant. On pense à Magritte et à certaines strophes des Chants de Maldoror, dans lesquelles les poux ou les mathématiques sont considérés sous un nouveau jour, improbable. Les personnages sont rarement confrontés à cette vision « panique » ; ils ne se rendent pas compte de cette étrangeté, à l’image des personnages de Gogol, ou bien ils s’en accommodent : « Bof, la radioactivité, ça fait peur, mais on s’y fait. Comme au reste. » Mais le lecteur, lui, ne peut rester indifférent ! Lire Topor, c’est se livrer à une catharsis salutaire !
Eddie Breuil
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