Tout d’abord, situons ce qu’on appelle « progrès ». C’est un genre de perfectionnement, avec ou sans fin, orienté vers le futur, composé d’une histoire, d’un parcours, d’événements cumulatifs, dont on peut garder la mémoire. La perfection peut être aussi atteinte par la rédemption, qui ne dépend qu’en partie de nos progrès, ou par la grâce divine, à laquelle nous ne pouvons rien. La perfection peut être encore recherchée dans la régression : le retour à un passé harmonieux. Voire, plus rarement, dans la stabilité absolue : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous constatons que, depuis des millénaires, le progrès est recherché, comme chez les Romains, où la République était un mode de gouvernement en constante amélioration.
Soyons plus précis concernant le progrès. En commençant par la physique, car tout ce qui existe (ce qui est causé, produit, engendré) suit les règles du monde physique. En particulier, la seconde loi de la thermodynamique, énoncée par Sadi Carnot en 1824 et qu’on peut résumer ainsi : l’univers tend à l’équilibre thermique – ce qu’on appelle l’augmentation de l’entropie. Cela ne signifie pas, comme l’ont affirmé bien des mathématiciens, que tout tend au désordre, puisque des ordres locaux ne cessent de s’établir, mais qu’on ne peut pas faire revenir des corps à l’état initial. Exemple classique : on casse un verre, on peut le recoller, mais ce ne sera pas le verre initial, car, pour cela, il faudrait qu’il revienne spontanément à cet état initial sans la moindre intervention externe, laquelle se déroule dans le temps et consomme de l’énergie. À supposer même que le verre retrouve sa forme et sa texture initiales, du temps sera passé, et ce ne sera pas l’état initial, ce verre n’étant pas isolé du reste de l’univers. Admettons qu’on répare une jambe cassée de telle sorte que cela ne laisse aucune trace. Elle ne sera pourtant pas revenue à l’état initial, car entre-temps le corps auquel elle appartient aura vieilli et elle aussi. Même des phénomènes localement réversibles – comme des réactions nucléaires ou moléculaires – se déroulent dans le temps, celui de leur milieu et celui de l’observateur. Ce progrès-là, celui du futur au passé, de la « flèche du temps », est inéluctable.
Dans le monde vivant, c’est encore plus net : c’est irrémédiable. Aucun être vivant ne peut aller de sa mort à sa naissance ; aucune espèce disparue ne peut ressusciter ; les branches de l’« arbre de la vie », une fois disparues, ne repoussent plus, car il est presque inimaginable que la même composition génétique réapparaisse deux fois en des milliards d’années (et je suis loin du compte). L’évolution des vivants est irréversible, car les mutations génétiques n’obéissent pas à un programme mais surviennent au hasard. C’est donc un « additif » à la deuxième loi de la thermodynamique. À supposer qu’on puisse reconstituer un être vivant d’il y a cent millions d’années (Jurassic Park), il est impossible de reconstituer l’état de la planète de cette époque-là, même sur quelques hectares, et nous n’avons pas la moindre idée de ce que pourraient faire des dinosaures naissant à présent et même s’ils pouvaient survivre tant soit peu. Bref, il est impossible, pour des êtres vivants, de remonter dans le passé.
Ayant cela en tête, parlons du progrès social et politique, scientifique et technique. Pour les Égyptiens, les Grecs et les Romains, une sorte de progrès existait. Le cosmos était né (d’une manière inconnue), des êtres s’engendraient (sur le modèle des humains ou des animaux connus) et tout avait une fin. Mais était-ce cyclique (l’éternel retour du Même) ou irréversible ? Ce n’est pas clair, sans parler du fait que, pour certains, tout cela était illusion.
Avec le judaïsme et le christianisme, les idées changent : le monde créé par le Dieu unique s’est très vite dégradé, est devenu maléfique, sous l’effet de forces opposées à la Création divine, et il faut le réordonner, le sanctifier, l’améliorer. Pour Augustin (354-430), grand écrivain, citoyen romain, évêque d’Hippone en 395 (aujourd’hui Annaba, en Algérie), une succession d’empires terrestres (dont le dernier est Rome) se verra suivie par un « dimanche qui ne finira jamais » : la Cité de Dieu. L’histoire est orientée par le progrès, indéniable mais tortueux, du royaume de Dieu sur terre. D’une certaine manière, que reprendront les tenants des Lumières, les hommes sont responsables du plus ou moins rapide avènement de cette Cité, et peuvent déjà la préfigurer : c’est l’Église catholique universelle. Augustin s’inspire, tout en la critiquant, de la république romaine. Il est devenu l’un des quatre Pères de l’Église catholique romaine, et l’on peut dire que, jusqu’au XVIIIe siècle, La Cité de Dieu sert de modèle aux rois et aux empereurs chrétiens d’Occident.
Viennent les prémices de la Révolution française et apparaît le chantre du progrès sans fin – et sans Dieu – de l’espèce humaine : Condorcet. Celui-ci déclare quelques années avant la Révolution que nous entrons dans « ce siècle, où, pour la première fois, le système général des principes de nos connaissances a été développé ; où la méthode de découvrir la vérité a été réduite en art, et, pour ainsi dire, en formules ; où la raison a enfin reconnu la route qu’elle doit suivre, et saisi le fil qui l’empêchera de s’égarer […]. Le genre humain ne reverra plus ces alternatives d’obscurité et de lumière auxquelles on a cru longtemps que la nature l’avait éternellement condamné […]. Chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès, que rien désormais ne peut arrêter et suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers » (Discours de réception à l’Académie Française, 1783). C’est grandiose.
L’« art » et les « formules » auxquels il fait allusion, c’est l’algèbre, car la nature est mathématique, dit-il, en élève de Galilée. Idée qu’il déploie dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794). L’homme, produit de la nature, est indéfiniment perfectible, car « la nature n’a mis aucun terme à nos espérances ». Condorcet néglige que l’idée d’égalité des hommes est un héritage de la Grèce ancienne, que les idées de droit à la propriété et à la sécurité sont dérivées du droit romain, et non de la « nature », et que l’idée de la perfectibilité indéfinie de l’être humain est en bonne partie un héritage chrétien : l’homme est la seule créature qui tend vers son Créateur.
Fort de cet hymne à la science, Auguste Comte place les savants en position d’autorité pour faire progresser la société. Ceux-ci sont intelligents et cultivés, ont l’autorité morale nécessaire et constituent la seule force sociale européenne. Ils doivent « élever la politique au rang des sciences d’observation ». Cela doit mettre leur mission « à l’abri de toute incertitude et de toute contestation » (Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822). Cette certitude affichée par Comte lui vient de sa « découverte » des trois stades de la croissance de l’humanité : l’enfance ou état théologique ; l’adolescence ou état métaphysique ; l’âge adulte ou état scientifique (ou positif). Contrairement à Condorcet, il est d’une grande tolérance vis-à-vis des stades antérieurs. En effet : « Quoique d’abord indispensable, à tous égards, le premier état doit désormais être toujours conçu comme purement provisoire et préparatoire ; le second, qui n’en constitue réellement qu’une modification dissolvante, ne comporte jamais qu’une simple destination transitoire, afin de conduire graduellement au troisième ; c’est en celui-ci, seul pleinement normal, que consiste, en tous genres, le régime définitif de la raison humaine. » L’esprit humain est lié à son histoire : « Quelque imparfaite que doive maintenant sembler une telle manière de philosopher, il importe beaucoup de rattacher indissolublement l’état présent de l’esprit humain à l’ensemble de ses états antérieurs, en reconnaissant convenablement qu’elle dut être longtemps aussi indispensable qu’inévitable » (Discours sur l’esprit positif, première partie, chapitre I, 1844).
Condorcet, comme bon nombre de révolutionnaires, veut le progrès par la « table rase » du passé, alors que Comte, réformiste, prend appui sur la compréhension de l’histoire. Pour l’un, la science suprême est la mathématique sociale ; pour l’autre, c’est la sociologie (dont il invente le terme).
Si l’on se tourne du côté des révélations religieuses qui admettent un progrès, celui-ci n’est pas le résultat des activités humaines, mais de la volonté divine, même si ces activités peuvent y contribuer (ou s’y opposer).
Pour la « religion mosaïque » (telle qu’on l’appelait en Europe jusqu’en 1939), Dieu est pourvu d’un dessein concernant l’humanité, et ce dessein ne peut s’accomplir que dans le temps, au fil des générations. Ce temps s’achèvera par son avènement : « La créature est, par nature, en exil du Créateur » et cherche à être sauvée de la condition humaine, comme le fit Abraham, qui eut foi en un Dieu qui lui promettait l’impossible : procréer avec une femme âgée.
Les auteurs juifs du XXe siècle insistent sur ce qui différencie radicalement la révélation authentique des prétentions d’autres peuples. « Au commencement Dieu créa » : cela ne donne aucune information, mais signifie « le monde n’est pas Dieu ». Il n’est pas question de « fusionner » avec lui ou en lui. Son intervention dans le monde est morale. Elle est indiscutable, n’a pas à être prouvée. Dieu nous dit que nous pouvons être « sauvés », que l’exil prendra fin : on doit le croire. Les cérémonies religieuses sont un rappel constant de l’histoire des Hébreux, avant et après la destruction du Temple, et de la promesse faite par Dieu. Les écrits talmudiques, puis la kabbale, enfin les hassidim tirent les conséquences de l’Exil et spéculent sur la venue du Messie. Depuis la Shoah et la création de l’État d’Israël, une bonne partie d’entre eux – pourtant non convertis au christianisme et ne se déclarant pas résolument athées – doutent de la venue possible d’un Messie, alors que d’autres considèrent l’existence de l’État d’Israël comme un obstacle à sa venue et que d’autres encore pensent que « le Messie, c’est nous ».
L’Église catholique romaine propose une perspective plus simple. L’encyclique[1] Populorum progressio (1967) du pape Paul VI, intitulée en français « Développement des peuples », propose une réorientation du « progrès ». Le développement de l’humanité, le progrès social, la croissance économique… ont pour but l’homme parfait, un homme qui dépasse la contingence de la vie humaine terrestre telle que nous la connaissons. Cet accomplissement, très ambitieux, passe essentiellement par : « faire, connaître et avoir plus, pour être plus ». Cette encyclique est une fusée à plusieurs étages : sortir de la misère, puis permettre l’épanouissement personnel, lequel rend apte à une croissance spirituelle, laquelle permet à son tour de réaliser l’homme parfait, à l’image du Christ. Le progrès à accomplir est imprégné de l’idée d’un continuum entre la vie matérielle et la vie spirituelle, entre la vie terrestre et la vie supraterrestre. L’esprit d’Augustin est encore présent, mais adapté au monde « moderne ».
Nous avons pourtant sous les yeux, en dépit de ces professions de foi et de ces théories savantes et religieuses, le spectacle permanent du désordre, de la corruption, de la violence et de la cruauté. Cependant, même lorsque le plus grand scepticisme s’étend soit aux modalités actuelles du progrès (comme chez les écologues et les écologistes), soit à ses fondements philosophiques (l’être humain n’est pas perfectible, passons aux posthumains), sa possibilité même n’est que très rarement mise en question. Même les nihilistes, qui veulent une destruction radicale, ne font que répéter : « Après moi le déluge », ce qui implique un renouveau et un progrès possible après ce déluge.
L’idée de perfectionner l’être humain (comme espèce, comme image de Dieu, comme être de raison) persiste, car elle est fondée, consciemment ou non, sur : 1) la deuxième loi de la thermodynamique (l’irréversibilité du temps) ; 2) l’évolution du vivant (que nous croyons, à tort, orientée, sans pouvoir nous débarrasser de cette idée) ; 3) le souci pour nos descendants, notamment par l’éducation des enfants ; 4) le constat d’un progrès mesurable et utile : quelles que soient les critiques de la technoscience, très peu de gens refuseront l’usage de la chirurgie actuelle ou des antibiotiques. Le progrès, même si nous en doutons, nous est chevillé au corps.
[1]. Une encyclique est une lettre circulaire du pape aux évêques.
Michel Juffé
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