Une Europe unifiée par la culture est une bien sympathique illusion qui a fait couler beaucoup d’encre, en particulier celle de Stefan Zweig dans les deux conférences contenues dans ce petit livre. La première, qui date de 1932 (un an donc avant la catastrophe hitlérienne), est intitulée : « La désintoxication morale de l’Europe ». La guerre de 14 n’a nullement apaisé les tensions, bien au contraire. « Les années de guerre, écrit-il, ont habitué les gens dans tous les pays à des sentiments plus fortement et plus violemment tendus. » Toute l’Europe, à cette époque (et à la nôtre donc !), vit de nouveau dans un état d’excitation nationaliste croissant. Zweig lui-même, comme le fait remarquer Jacques Le Rider dans sa préface, succombera « à la fièvre nationale », un temps très bref. Il fallut plusieurs années, en revanche, à Thomas Mann pour sortir d’une telle fièvre et défendre la république naissante.
Cet état d’esprit est, en outre, orienté par l’enseignement de l’histoire, qui est essentiellement une histoire des faits militaires et guerriers. Une histoire nationale européenne est toujours une vision d’exaltation de la nation à laquelle on appartient et d’abaissement de la nation voisine : ce fut surtout le cas, et pour cause, entre la France et l’Allemagne. Il suffit de regarder les manuels scolaires de l’époque. En termes parfois naïfs et moralisateurs, Zweig tente de mettre la jeunesse en garde contre la haine qui accompagne nécessairement l’idée nationale, laquelle, par essence, conçoit restrictivement et sur le mode de leur infériorité les autres nations. On remarquera, par exemple, que chacun des principaux pays européens revendique la paternité exclusive de toutes les grandes inventions et découvertes.
Dans la seconde conférence, Stefan Zweig, toujours selon un point de vue détaché du politique, défend l’idée d’une unité culturelle européenne par l’intermédiaire de publications effectuées, pour une même œuvre dans toutes les langues d’Europe. Dans sa préface, Jacques Le Rider analyse cette idée d’unification telle que la voit Zweig ; il écrit que cette aspiration « est indissociable du “mythe habsbourgeois” dont il devient dans les années trente, comme Joseph Roth, l’un des chantres les plus éloquents ». C’est que l’idée autrichienne, du fait de la multiplicité de peuples coexistant dans un même État, excluait en effet l’intolérance nationaliste, mais « comment penser une Europe apolitique au temps de Mussolini, d’Hitler, de la crise des démocraties et de Staline ? ».
Ce que Zweig envisage, c’est une politique de civilisation, idée qui risque d’être plus nécessaire qu’on ne le pense dans un temps assez proche. Zweig passera par le scepticisme quant à la réalisation de ses idées, pour tomber dans le désespoir devant le suicide de l’Europe, suicide par étapes dont les Le Pen et autres Orbán risquent bien d’être les amorces ultimes.
Georges-Arthur Goldschmidt
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