Cette lignée – contraire à celle du logos qui cherche à déchiffrer l’ordre du cosmos – passe par des penseurs écartés du corpus philosophique : les sophistes, Lucrèce (parfois assimilé à un simple poète), Montaigne (pas toujours reconnu comme philosophe et parfois à peine comme homme de lettres), Pascal (écrivain pour certains), Nietzsche (fou)…
Elle se différencie, selon Clément Rosset, d’une verve que l’on peut simplement qualifier de « pessimiste ». Le pessimiste explique que l’ordre est négatif ; le tragique, lui, évoque l’impossibilité même de percevoir un ordre qu’il serait ensuite conduit à qualifier. Il nous renvoie ainsi à une certaine terreur : Clément Rosset le désigne comme « terroriste ». Quand Pascal dit « je ne suis pas un homme nécessaire », il ouvre sur la terreur de notre insignifiance. Ainsi, les pessimistes, tel Schopenhauer, trouvent un principe du monde dans la volonté. Et, en réalistes qu’ils veulent être, décrivent une impossibilité de sortir de cet ordre. En revanche, pour les tragiques, il n’est pas question d’ordre mais de ruiner l’idée même d’un principe organisateur premier.
Du coup, les tragiques peuvent paradoxalement se retrouver du côté d’une certaine jubilation devant le hasard. L’art, pour eux, n’est pas de comprendre quelque ordre et de le représenter, mais d’accueillir le hasard. Le pessimisme regarde vers la paranoïa, alors que le tragique est une tentative de guérison par la prise de conscience de l’insignifiance totale.
Clément Rosset souligne que cette pensée tragique, minoritaire en philosophie, rejoint paradoxalement un certain bon sens populaire, synthétisé par les expressions « c’est la vie », « c’est comme ça ». Ainsi, l’auteur compare ces tragiques aux psychanalystes en ce qu’ils font advenir à la parole ce que tout le monde sait déjà (le malade sait déjà, pour Freud, ce dont il souffre, mais il ne peut pas le formuler). Et que sait-on ? Qu’il est impossible de croire, car on ne peut même pas préciser à quoi l’on croit. Conséquence : il ne sert à rien d’argumenter ni de combattre les croyances, puisque les croyants savent déjà qu’ils croient à des chimères. Il est vrai que les échecs répétés de la raison contre le fanatisme, le racisme, donnent raison aux tragiques. Le croyant est de mauvaise foi, pour faire un jeu de mots. Il sait que son besoin est de croire, et il transforme sa foi en source plutôt qu’en projection, dont il sait au fond la véritable fonction (par « croyant », on entend ici tous les croyants, y compris les croyants laïques, ceux qui adhèrent à des -ismes et s’y conforment ou cherchent à s’y conformer, en parlant d’émancipation, qui plus est).
Clément Rosset défend les tragiques en montrant qu’ils sont toujours attaqués « de biais », pour autre chose que le fond de leur pensée. Ainsi, Platon a réussi à détruire la philosophie sophiste – « sophiste » devenant un adjectif péjoratif – en les traitant de démagogues, et l’on attaque Nietzsche sur ses supposés héritages.
La grande affaire du tragique, c’est l’approbation du monde (mais d’autres philosophies conduisent à l’acceptation, comme le stoïcisme, non pas au nom du chaos, mais au nom de l’ordre, qui ne peut se déplorer puisqu’il ne dépend pas de nous). Approuver ce qui est ou faire le pas de côté (se suicider), telle est l’alternative offerte à l’homme. Les tragiques nous appellent à accepter ce qui est. Parce que se réfugier dans la référence à une essence, injustement irrévélée, est un artifice (l’essence de l’histoire, l’essence de la nature humaine).
Ce tragique est-il différent de celui de la tragédie d’antan ? Non, selon Clément Rosset. Certes, il s’agissait de destin dans les textes de Sophocle, mais par ce mot il faut comprendre « ce qui est ». Or ce qui est survient du hasard. Le grand penseur du hasard, tragique radical, absolument imperméable à toute récupération idéologique et à toute morale, est Lucrèce en son grand poème luxuriant De rerum natura. La matière elle-même est productrice de hasard (et possiblement d’ordre, ce qui n’est pas du tout contradictoire : le hasard signifie qu’il n’y a aucun principe premier, mais il peut susciter des types d’ordonnancements).
Il n’y a pas d’essence. Il n’y a pas de nature observable en elle-même. Il n’y a que du hasard, parfois nommé « nécessité », comme chez Spinoza. Socrate, tout à sa maïeutique, demande à Hippias le sophiste ce qu’est la beauté. Hippias répond : « C’est une belle fille. » Il n’y a pas d’essence de la beauté, juste une existence qui est là et que l’on qualifie de « beauté ». Socrate, lui, veut remonter de la belle fille aux idées essentielles. Mais nous constaterons qu’il est fort difficile de définir la beauté.
Le tragique, c’est aussi une sorte de rire. Non le rire ironique, qui se réclame toujours d’un contre-discours. C’est un rire de « naufrage ». Et, ici, Clément Rosset reprend la sublime explication de Bergson, qui dit que le rire procède « du mécanique plaqué sur le vivant ». Quand la vie se dérègle, une énergie se décharge dans le rire. Celui-ci est une reconnaissance du chaos.
En quoi ces tragiques sont-ils louables ? D’abord, ils sont d’une tolérance radicale, puisque les pensées des autres ne sont rien. Et, en même temps, ils accueillent tout, venu du hasard. C’est une tolérance radicale. Les tolérants font de la tolérance une « valeur », mais les tragiques tolèrent tout, car il n’y a pas de valeur. Notamment pas ces valeurs naturelles qui seront les fondations de la pensée des Lumières. Ces dernières remplacent la transcendance par la nature ; or, pour les tragiques, c’est tout aussi vain. Les droits naturels, les concepts kantiens, ne sont que des substituts des prescriptions divines.
Le tragique met en question jusqu’à la nature et la notion de vérité, jusqu’à l’être même (ce qui paraît tout de même difficile à suivre : quand je me cogne le pied contre un caillou, je sens qu’il y a de l’être). Les tragiques considèrent que tout est convention ; que tout est issu d’un processus d’interprétation ; que tout est perspective (Nietzsche) ; que tout s’inscrit dans une épistémê(Foucault). Pour Gorgias, « rien n’est », « si quelque chose était, ce ne serait pas pensé », et cela échapperait au langage. Il n’y a pas de nature pure (la phénoménologie dit la même chose, puisque rien n’est que pénétré par la conscience qui se l’approprie). Pascal a formulé cette idée avec une incroyable netteté : « La coutume est une seconde nature […]. J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » Il est impossible de remonter jusqu’à une nature qui ne soit pas humaine. Et, d’ailleurs, la nature, même sans l’humain, est un devenir. La position des anthropologues contemporains rejoint la pensée tragique : la nature et la culture sont artificiellement opposées par le langage. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de nature, à proprement parler.
Les tragiques pointent notre vanité à vouloir comprendre le monde autrement que de manière superficielle. Idée assez terrifiante, en effet : la connaissance ne renvoie qu’à nous-mêmes. Ils nous livrent à l’inquiétante étrangeté freudienne, qui surgit au milieu du plus familier. Devant ce rien, que reste-t-il ? Le divertissement, selon Pascal (Jean Giono a fait un beau roman de sa fameuse phrase qui cite « un roi sans divertissement », aussi malheureux que le pire des miséreux).
Attention : les penseurs tragiques sont antimétaphysiques, mais ne renoncent pas à penser, à généraliser ; et les généralisations qu’ils opèrent sont considérées comme agencements provisoires. Et c’est bien ce sur quoi se fondent les sophistes : il n’y a que des situations. Les saisir en tant que telles, voilà la tâche du philosophe ! D’où le vertige à les lire. On peut ne pas les suivre, certes. Mais on songera alors, si on est honnête, à ce que demande Nietzsche : « Quelle quantité de vérité es-tu prêt à supporter ? »
Jérôme Bonnemaison
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