Dans leur imposante édition des Rêveries, Alain Grosrichard et François Jacob exacerbent le principe universitaire d’édition des classiques : les variantes sont publiées en regard du texte en page de gauche, les notes explicatives représentent plus de 300 pages, les annexes près de 200, etc. Une disproportion apparaît immédiatement entre la maigreur du texte de Rousseau et le volume que l’on a en main. Malgré tout, ce principe universitaire – lorsqu’il systématisé – présente quelques défauts. L’un des plus dommageables concerne l’établissement (nécessairement subjectif) du texte : en finira-t-on un jour avec le mythe de la fidélité, sous quelque forme que ce soit, et ici de la « fidélité » au manuscrit, laquelle conduit par exemple les éditeurs à changer un accent en fonction de son inclinaison supposée (ils transcrivent ainsi « premiere », « troisiéme »...) ? Remarquable à l’inverse, dans cette édition, est la reproduction des cartes à jouer sur lesquelles Rousseau prenait ses notes lors des promenades.
Mais le plus important reste de lire ces Rêveries, de les relire et de savoir si elles ne sont qu’un progressif refuge de Rousseau dans la botanique pour échapper à la médiocrité et à la méchanceté des hommes : « Le règne minéral n’a rien en soi d’aimable et d’attrayant ; ses richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité. » Jérôme Thélot ne se focalise pas uniquement sur les Rêveries dans son essai Les Avantages de la vieillesse et de l’adversité ; pourtant, elles représentent un point névralgique. Il examine le parcours d’écriture de Rousseau, dont les Rêveries représentent l’aboutissement et inscrivent sa démarche dans une profonde cohérence. Il établit une séparation biographique inhabituelle : plutôt que de déterminer différentes périodes de l’écriture, il oppose l’avant au pendant. Car Rousseau serait écrivain malgré lui (au passage, il ne faudrait pas être aveuglé par la quantité imposante que représente aujourd’hui l’œuvre de Rousseau, laquelle compte nombre de volumes non autorisés ou posthumes). Rousseau éprouva d’ailleurs un profond dédain pour ceux qui font profession d’écrire. L’écriture est – chez lui – une réaction : elle est forcée par l’adversité, par les calomnies des Philosophes. Elle ne lui sert pas à élaborer son œuvre, elle n’est qu’un moyen de défense.
L’idéologie rousseauiste, encore caricaturée aujourd’hui par l’esprit voltairien, présuppose un état de nature de l’homme primordial, serein, un état « heureux », détaché de toute inscription dans une histoire (ou dans des traces de succession). L’homme contemporain n’est qu’une figure singée de l’homme primordial : l’homme de la société est un homme vieilli, corrompu, détérioré, précisément par ce que la perfectibilité lui a fait acquérir. Une malédiction universelle serait intervenue et nous aurait éloignés de cet état de bonheur originel. Rousseau ne prétend pas vouloir retrouver l’état originel – ce qui serait utopique – mais il aspire à s’arracher à la corruption de la société. Cet arrachement n’est précisément pas réalisable à travers la philosophie et l’écriture – qui sont justement les armes de cette société. Rousseau a progressivement compris comment se soustraire à cette détérioration de l’espèce humaine : ce n’est qu’à travers les « accidents » ou la vieillesse que l’oubli libérateur devient possible.
L’un de ces principaux accidents paradoxalement heureux auxquels Rousseau a fait face est celui de l’adversité : sans même avoir cherché l’opposition de ses contemporains, Rousseau a fait les frais de la bassesse morale de ses pairs, au premier rang desquels Voltaire. S’il a assurément exagéré et hypertrophié ce complot universel le visant, l’adversité réelle dont il a fait l’objet est le meilleur accident, qui lui fait prendre conscience qu’il n’appartient plus à la même espèce. « Mon cœur s’est purifié à la coupelle de l’adversité », écrit-il dès la première promenade. Un autre accident joue un rôle décisif : le 24 octobre 1776 à Ménilmontant, Rousseau est renversé par un chien. Ne pourrait-on pas voir dans cette attaque la métaphore des persécutions exercées par d’autres chiens, bien humains ceux-là ? Heureusement, ces persécutions ont retiré à Rousseau tout espoir mondain, toute vanité, toute prétention de vouloir faire carrière, et l’ont renforcé dans les avantages de la vieillesse, autorisant le retour à soi, la redécouverte des joies enfantines, rendues possibles par la mémoire trouée. Alors, l’homme naît une seconde fois, qui n’a plus conscience du passé, des idées, de tout ce qui a été produit par le vieillissement de l’espèce. Il vit désormais pleinement le présent.
L’interruption des Rêveries ne doit pas être considérée comme un inachèvement, mais – bien au contraire – comme un achèvement : cette œuvre est achevée dans le sens inédit où Rousseau est parvenu à se défaire de la littérature et de toutes les prétentions de ses contemporains, il est parvenu à éprouver l’état de bonheur qu’il recherchait si fortement dans ses promenades.
Il faut imaginer Jean-Jacques heureux.
Eddie Breuil
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