Je reste hantée par ce petit concentré (90 pages) de force et de fragilité, qui semble contenir… le monde entier. Le monde, tout le monde dans cet accouchement qui tourne mal, dans cette narration qui semble elle-même un accouchement. Chaque scène fait place à la précédente, à la suivante, dans des allers-retours mêlés qui font fi de la chronologie réelle, des temporalités que l’auteure bouscule dans un rythme haletant. On lit bouche bée, comme on suivrait le déroulement d’un mauvais film d’action avec réminiscences, allusions et dialogues resserrés. Dans les premières pages, on apprend que deux heures après sa naissance, l’enfant de l’auteure a rejoint le « service des défunts » : « Du latin defungi, accomplir. Est défunt celui qui a accompli sa vie. […] Philippe, né à 13 h 10, mort à 15 h 20, tu as eu deux heures pour accomplir ta vie d’homme, en faire le tour. »
La description des émotions n’entame rien de leur pureté, Camille Laurens les saisit avec une mesure et une sensibilité qui, alliées, signent les œuvres les plus fortes. Mais c’est surtout dans leur transmission qu’elle excelle. J’ai trouvé dans Philippe un bijou de littérature.
« Souffrance d’écrire en deçà, hors du champ du chagrin » : pour combler l’impuissance des mots à décrire cette douleur-là, l’auteure choisit d’intercaler entre les éléments de sa narration tantôt des bribes du rapport d’expertise sur l’accouchement de son fils, tantôt des passages de l’Encyclopaedia universalis pour définir des mots du rapport d’autopsie, et même des extraits du guide de la jeune maman qu’elle avait lu pour se préparer à la maternité. Ces paragraphes qui s’imbriquent dans le texte sont-ils des paravents qu’elle érige contre la violence de son souvenir dans l’espoir de s’en protéger ? À moins que ce ne soit le lecteur qu’elle cherche à protéger de la violence de son récit.
L’intensité dramatique des premières pages, presque insoutenable, fait place à une analyse froide et acerbe du drame – négligences graves et répétées de l’obstétricien – et de sa périphérie – silence de l’équipe, enquête médicale, enterrement, puis réactions de l’entourage. De fait, le récit se déploie en deux strates distinctes entre lesquelles « subsiste un flottement de jours et de semaines, une sorte de presbytie de la douleur, qui ne peut voir que de loin ».
Comment dirai-je la force de ce texte sans le dévoiler à l’avance aux lecteurs qui ne le connaîtraient pas encore ? « On reconnaît les chefs-d’œuvre à ce qu’ils ne se racontent pas » (Bertrand Poirot-Delpech).
Patricia De Pas
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