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Les amours contingentes et l’amour de la mère

Article publié dans le n°1220 (01 oct. 2019) de Quinzaines

Cet été, nous avons relu « Le Livre de ma mère », publié en 1954. Dans ces pages, l’écrivain Albert Cohen (1895-1981) rend à sa mère, qu’il vient de perdre, un hommage émouvant et plein d’esprit. C’est beaucoup plus qu’un livre de deuil, c’est un récit inoubliable. Après les lectures de la rentrée, ce Folio mérite sans conteste une relecture.
Albert Cohen
Le Livre de ma mère
Cet été, nous avons relu « Le Livre de ma mère », publié en 1954. Dans ces pages, l’écrivain Albert Cohen (1895-1981) rend à sa mère, qu’il vient de perdre, un hommage émouvant et plein d’esprit. C’est beaucoup plus qu’un livre de deuil, c’est un récit inoubliable. Après les lectures de la rentrée, ce Folio mérite sans conteste une relecture.

La douleur de la perte se déploie dès la première page, aiguisée par une misanthropie dont on peut supposer qu’elle est partiellement liée au deuil : « […] d’une manière générale, je dis à chacun que chacun est charmant. Telles sont mes mœurs diurnes. Mais dans mes nuits et mes aubes je n’en pense pas moins. » Plus l’auteur se remémore l’amour inconditionnel de sa mère pour lui, plus son rejet du monde se fortifie : « Jamais plus je n’aurai auprès de moi un être parfaitement bon. Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants ? » Dans ce récit, Albert Cohen érige un hommage splendide à celle dont l’amour était, nous dit-il, « à nul autre pareil ». Ce faisant, il écorne rageusement toutes les autres formes d’amour, dans lesquelles les attributs de la personne aimée comptent davantage que son être profond et où l’amour de soi domine. Dans un même geste, il balance femmes, amantes, frères, sœurs, enfants même. Seul l’amour d’une mère est véritable.

Le monde apparaît dérisoire et hostile. Toute la journée, l’auteur attend le soir pour décrocher son téléphone et se protéger des « méchants du dehors ». Le dégoût envers le monde n’exclut pas l’humour. Dans ses souvenirs, l’auteur revoit par exemple le médecin que sa mère faisait venir à son chevet, lorsqu’il était malade. Il se souvient avec une tendre ironie de la vénération maternelle devant le « crétin parfumé » qui lui « prenait génialement le pouls ». D’autres fois, sa détestation est indignée : « Ce qui est laid, c’est que sur cette terre il ne suffise pas d’être tendre et naïf pour être accueilli à bras ouverts. » Il hait les passants autour de lui. Il les hait parce qu’ils sont « salement vivants », quand sa mère est morte. La phrase « Elle est morte » revient comme un refrain de malheur. 

Le sentiment de culpabilité traverse le récit. Il évolue de l’autocritique exacerbée à la pitié envers soi-même. La déraison guette Albert Cohen, les divagations sont à portée de plume. Il veut écrire sa mauvaise conscience de fils: il faut entrer tête baissée dans l’autocondamnation. Alors commence la longue traîne des images douloureuses : ses indifférences, ses colères et aussi le fait de ne pas avoir été présent au moment de la mort de sa mère, juive, dans la France de l’occupation nazie – Albert Cohen se trouvait alors à Genève, où il habitait et travaillait. Ses remords s’expriment sans retenue, avec parfois leur répétition d’une page à l’autre, ce qui crée un effet saisissant. Le sentiment de l’irréversible enfonce l’auteur dans des retours en arrière qui alimentent son repentir : « Je ne lui écrivais pas assez. » Les remords sont étouffants, jusqu’à la haine de soi : « Je le hais, ce fils. »

L’ambivalence des sentiments vis-à-vis de l’être perdu se découvre dans ces mots : « Je suis malheureux, Maman, et tu ne viens pas. » Ce reproche, injuste mais assumé, traduit bien la profondeur du désespoir né du deuil.

La répétition des images suggère qu’Albert Cohen cultive sa perte dans une certaine jouissance. La remémoration à l’envi des visions douloureuses procède de ce désir de s’y enfermer. Tout ce qui n’est pas en relation avec la disparue se trouve soudainement privé de sens. Le monde l’indiffère ou lui fait offense : « On l’a soulevée, on l’a enfermée et puis on a vissé la boîte, […] et les gens dans la rue ont continué à faire leurs achats. » L’auteur est tout entier concentré sur son deuil. C’est son drame, son petit drame, dont tous les autres se fichent.

Ce n’est pas seulement sa mère qu’il a perdue. La mère incarne l’enfance et c’est pourquoi l’homme vieillissant aime de plus en plus sa mère : « Parce que sa mère, c’est son enfance. » L’auteur pleure l’Albert Cohen qu’il ne sera jamais plus, comprenant que la mort de sa mère l’oblige à devenir un autre, un adulte sérieux, pour toujours. Personne n’occupe plus la fonction de le gronder ni de s’inquiéter de sa santé. La mort de sa mère le fait sombrer dans la vieillesse, pense-t-il. Tout le livre est à la mesure de l’infinité de sa perte, avec ce constat amer : « De ces humbles choses est fait un sublime amour. »

 

A noter :

Ce livre est l'objet d'un chapitre de Figures littéraires de la dépression de Patricia DE PAS.

 

 

Patricia De Pas

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