Bien peu de philosophes aujourd’hui influents en France viennent nous dire que la philosophie est avant tout une activité théorique, et le public qui fait le succès des livres et magazines de philosophie attend d’eux essentiellement de l’éthique et de la politique concrètes. On souhaite que l’intellectuel se fasse, comme le voulait Foucault, « spécifique », participe à la transformation de la vie quotidienne, traite du genre, du sexe, des mutations du droit et de la politique, et même nous apprenne comment courir, marcher, manger ou faire du tourisme. Quand on parle de savoir, il faut que ce soit un savoir pratique, social, partagé !
L’expérientialisme et le naturalisme radical de Dewey, son rejet de toute perspective ontologique, sa réduction de la vérité à la vérification pratique, de l’épistémologie à une technologie des savoirs, et sa thèse centrale selon laquelle la philosophie doit devenir une théorie générale de l’éducation, tout cela semble fait pour notre époque. Dans La Quête de certitude, livre paru en 1929, trois ans après Expérience et Nature récemment traduit dans la même collection (1), Dewey tire, pour un public plus large (celui des Gifford lectures), les conséquences de son pragmatisme. Il rejette l’idéal grec de la connaissance comme recherche de l’immuable, l’idéal cartésien de la recherche de la certitude et du fondement, la conception de l’autorité intellectuelle qui en découle selon lui, et surtout la division entre le théorique et le pratique, entre le savoir et l’action. Il affirme avec force que le savoir n’est pas la déduction de conséquences à partir d’axiomes ou de propositions connues a priori, mais qu’il est essentiellement révisable au sein d’un processus d’enquête qui n’est par principe jamais clos. Il faut abandonner tout idéal d’une certitude ontologique, d’une raison fondatrice animant l’univers et la pensée, accepter la contingence radicale, la continuité de la nature et de la culture, et l’idée que la connaissance n’est plus individuelle mais sociale. Dewey nous met en garde contre l’idée que nous pourrions être en sécurité et trouver toujours un chez nous. Nous sommes condamnés à l’incertain dans un monde qui ne peut plus être familier.
Ces idées semblent de nos jours bien moins révolutionnaires qu’elles ne l’étaient à l’orée des années trente du siècle passé. Nous sommes mûrs pour le pragmatisme, bien plus encore que dans les années 1900, lorsque Nietzsche, Bergson, James, Whitehead introduisirent le devenir et la contingence en philosophie (Hegel et Marx l’avaient déjà fait, mais ils ne pouvaient concevoir que le devenir ne conduise pas à une totalisation ou que la contingence ne cache pas des nécessités). Que le siècle soit devenu deleuzien, c’est un fait. Peut-être est-il devenu aussi pragmatiste et, particulièrement, deweyen. Et pourtant, est-on obligé de croire aux prophéties deweyennes et à celles de ses disciples contemporains comme Richard Rorty ou Bruno Latour ? L’idéal de certitude est-il réellement obsolète ? Selon la conception faillibiliste de la connaissance, aucune de nos croyances n’est à l’abri de la révision. Mais il est absurde de soutenir que si on sait que p, p pourrait être faux. Par définition, si on sait que p, p est vrai, à moins de renoncer à la notion de savoir et à celle de vérité ; et les pragmatistes « révolutionnaires » voudraient nous faire renoncer à ces notions et faire équivaloir pragmatisme et scepticisme.
Mais le pragmatisme bien compris n’entraîne pas le scepticisme. Il n’entraîne que le faillibilisme : nos meilleures théories pourraient un jour se révéler fausses. Mais cela ne veut pas dire qu’elles le sont aujourd’hui. On peut être faillibiliste, comme C. S. Peirce – le vrai fondateur du pragmatisme, dont les doctrines différaient totalement de celles de Dewey et de James – ou Karl Popper, sans pour autant rejeter l’idée que le savoir implique la certitude sur la base des données dont nous disposons. Cela ne veut pas dire qu’on doive refuser l’idée que notre savoir en principe est révisable, comme c’est le cas en science. Mais aucun savant qui accepte une théorie scientifique profonde ne dira en même temps qu’elle est susceptible d’être fausse au moment même où il l’accepte. On met aussi en avant l’idée que le monde décrit par la physique fondamentale est voué à l’incertitude, en raison du principe de Heisenberg, et on tient pour un lieu commun que les formalismes mathématiques sont incomplets et la connaissance vouée à avoir constitutivement des limites. Mais le principe de Heisenberg est-il gravé dans le marbre ? N’y a-t-il pas des interprétations réalistes de la mécanique quantique ? Les mathématiciens ont-ils renoncé à prouver leurs théorèmes, et ne tiennent-ils pas leurs preuves pour solides ? Même si nous sommes voués à savoir dans un monde incertain, nous ne sommes pas condamnés à ne rien savoir et à l’incertitude.
De même, on peut bien admettre que la connaissance est associée à l’action sans pour autant soutenir, comme le fait Dewey, que la connaissance est essentiellement action ou que tout savoir est pratique. On n’agit que sur la base de ce qu’on croit savoir et de ce que l’on sait. Si je ne tenais que comme probable que l’on repasse L’Avventura à la Pagode, je ne m’y rendrais pas. Si les ingénieurs, dont Dewey aime à faire ses modèles, ne prétendaient pas savoir que leur train à grande vitesse résistera à certaines conditions, ils ne le construiraient pas. On ne cesse de parler, en sociologie, en art, en histoire, des savoirs pratiques. Mais savoir comment faire ceci ou cela est-il exclusif de savoir que telle chose est le cas ? Le navigateur qui sait mener sa barque ne sait-il pas aussi diverses choses, sur le temps, les courants ou son bateau, qui ne sont pas seulement des savoir-faire ?
Il y a un point sur lequel l’anticartésianisme de Dewey est correct. C’est son idée que dans la connaissance nous n’avons jamais un « chez soi », un monde « intérieur » – celui de nos pensées, de notre esprit quand nous l’appréhendons à la première personne – qui serait plus important que le monde extérieur, physique et social. Une conséquence de l’externalisme de Dewey est le rejet de la certitude du cogito. Il est dommage qu’il en dise si peu dans ce livre sur ce dogme cartésien. Mais le rejet du cartésianisme n’implique pas le rejet de l’idéal de certitude.
Haro, nous disent les pragmatistes, sur l’intellectuel dans sa tour d’ivoire, le clerc à la Benda qui se réclame des valeurs éternelles et de la séparation de la connaissance et de l’action ! Le traducteur et préfacier mentionne d’ailleurs le passage où Dewey s’en prend à ces « clercs » qui se croient porteurs des valeurs idéales (2). À la même époque, Nizan les dénonçait, Benda en tête, comme des « chiens de garde ». Mais sans les valeurs théoriques, sans l’idée qu’il y a des vérités qui résistent au monde humain et à nos actions, ne serions-nous pas encore plus démunis, encore plus nus dans la taïga ?
- QL n° 1 067.
- Il y eut d’ailleurs une polémique entre Dewey et Benda, en 1948.
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