La Crimée est « essentielle » aux Ukrainiens, aux Russes, aux Tatars de Crimée… et à ses habitants. Elle a plusieurs fois cherché son indépendance, en vain. Elle vit un curieux paradoxe : Sébastopol, annexée en 2014, abrite une base navale russe, dont le terrain lui est loué par l’Ukraine jusqu’en 2042.
Peuples de Crimée
Pour s’en tenir aux recensements officiels, les Russes passent de 33 % de la population criméenne en 1897 à 50 % en 1939, 71 % en 1959, 67 % en 1989 et 65 % en 2014. Entre 1954 et 2014, la proportion de Russes résidant en Crimée ne fait donc que fluctuer légèrement. En 2017, une étude allemande[1] indique que 67,8 % des habitants de la Crimée se perçoivent comme des Russes ethniques, 7,5 % comme des Ukrainiens ethniques et 11,7 % comme des Tatars. 79,7 % ont le russe comme langue maternelle. Au 1er janvier 2019, la population s’élève à 2355000 personnes, dont 1493000 Russes (65,3 %), 343000 Ukrainiens (15 %) et 232800 Tatars (10,2 %). En revanche, Sébastopol – dont la base navale est louée aux Russes pour 100 millions de dollars par an jusqu’en 2042 – voit sa population augmenter de près de 50 % entre 2011 (380000) et 2023 (556300), et de 22 % entre 2020 (449000) et 2021 (547000). En 2001, la municipalité compte 71,6 % de Russes et 22,4 % d’Ukrainiens. Les habitants de Sébastopol parlent russe, sont prorusses et vivent dans l’aura de la base navale et de la flotte de la mer Noire. Lorsque la partie ukrainienne de cette flotte prend ses distances avec la partie russe, en 1991, la plupart des officiers rallient le côté russe. Quand les navires ukrainiens quittent Sébastopol en avril 2014, les trois quarts des marins (6000) s’engagent du côté russe.
Moscou soutient des associations et manifestations à la mémoire de l’Empire russo-soviétique à Sébastopol. Le maire de Moscou explique que Sébastopol n’a pas été vraiment rétrocédée à l’Ukraine. Sur les 61 écoles de Sébastopol, seules quatre disposent de classes ukrainiennes[2]… La société locale vit de ses relations avec la Russie. L’Ukraine, avant 2014, contrôle administrativement la ville, mais ne la dirige pas. Ainsi, ce n’est pas seulement la propagande russe qui déclare que la Crimée (et Sébastopol) fait partie de la Russie. Bien entendu, le droit international maintient que la Crimée est ukrainienne. Et pourtant, Sébastopol, le lien le plus fort entre la Crimée et la Russie, demeure en partie entre les mains des Russes, par contrat, de 2010 à 2042. Cet accord n’est résilié ni en 2014, ni en 2019, ni depuis le début de l’invasion russe.
Sébastopol est un point d’inflexion du devenir de la Crimée. Celle-ci est-elle aussi importante pour l’Ukraine ? L’histoire va nous aider à préciser le sens de cette question, et peut-être à y répondre.
La Crimée à la recherche de son indépendance
Pendant plus de trois siècles (1441-1783), les Turcs et les Tatars, ayant formé un khanat (principauté) en Crimée, doivent résister aux attaques des Cosaques du Dniepr et des tsars de Russie et finissent par être annexés à la Russie en 1783, au moment où le port de Sébastopol est créé, sous l’autorité de Catherine II. Laquelle s’empresse de chasser les Tatars (90 % de la population en 1750, 35 % en 1891) et de coloniser la Crimée.
En 1917, les Tatars établissent une « République populaire de Crimée ». Réunis en congrès du 7 au 10 mars 1918, les délégués des soviets de Tauride adoptent une résolution du Politburo russe : « L’autorité des Soviets doit être établie dans chaque territoire de l’Ukraine comme l’expression de l’ensemble des travailleurs, et nous soutiendrons ces autorités avec nos camarades prolétaires d’Ukraine par tous les moyens possibles. » Ils font régulièrement échouer les tentatives des Tatars de créer un État autonome. Après quatre ans de confusion, la Crimée devient, en 1922, « République socialiste soviétique autonome de Crimée », membre de l’URSS. Elle le demeure jusqu’en 1944. Dès 1928, les Tatars sont à nouveau déportés ; la langue tatare est interdite. Les Russes, de 42 % (300000) en 1926, passent à 50 % (560000) en 1939. En 1944, près de 230000 habitants sont encore déportés comme « colons spéciaux » en Sibérie et en Asie centrale, dont 190000 Tatars, accusés, à tort, de collaboration avec les nazis.
Dès 1946, la Crimée devient une province de Russie, repeuplée de Russes. Les noms des lieux sont russifiés. L’économie de la péninsule est très affaiblie par les nombreuses destructions et la perte d’un tiers de sa main-d’œuvre. En 1948, plusieurs localités (dont Simferopol et Sébastopol) demandent l’unification de l’Ukraine et de la Crimée.
La Crimée, « transférée » à l’Ukraine en 1954, n’est pas un « cadeau » de Khrouchtchev, car l’Ukraine est une République socialiste soviétique, ce qui garantit la présence pérenne des Russes, qui sont alors 71 % pour 22 % d’Ukrainiens. Comme l’a souligné Hélène Carrère d’Encausse, « [c]e transfert était en réalité sans conséquences. En 1954, l’URSS était puissante, nul n’en imaginait la fin. Que la Crimée soit administrativement rattachée à l’Ukraine ou à la Russie ne changeait rien à son statut. Tous les composants de cet Empire étaient avant tout soviétiques[3] ».
Le 20 janvier 1991, la Crimée se déclare « république autonome » au sein de l’Ukraine. Au référendum sur l’indépendance de l’Ukraine tenu en décembre 1991, le « oui » ne recueille que 56 % des votes en Crimée et 59 % à Sébastopol, de loin les plus bas scores du pays. Alors que la moyenne est de 92,26 %, avec des maxima dans l’ex-Galicie : 98,1 % à Lviv, par exemple. Début 1992, la Crimée adopte une constitution par référendum. Son Parlement déclare l’indépendance le 5 mai 1992 (par 118 voix contre 28). Le 6 mai, ce vote est amendé : « La République de Crimée est une partie de l’État de l’Ukraine et détermine ses relations avec l’Ukraine sur la base de traités et accords. » Le 14 octobre 1993 est créé le poste de président de la République de Crimée, qui favorise la soumission de la Crimée à la Russie. Le président est destitué en 1995 et la constitution abolie. La République de Crimée redevient la « République autonome » de Crimée.
Le conflit entre l’Ukraine et la Russie en 2013 a de fortes répercussions en Crimée. Le 22 février 2014, des groupes d’autodéfense russophones occupent les lieux publics et un gouvernement autoproclamé s’installe, avec la promesse d’une intervention russe. Le 11 mars, le Parlement de Crimée vote la sécession, puis le rattachement à la Russie (non reconnu par l’Ukraine et non agréé par l’ONU). 30000 soldats russes sont déployés en Crimée. Le 16 mars, un référendum propose soit le rattachement à la Russie, soit le retour au statut de 1992. Le rattachement l’emporte avec 96 % des voix dans un territoire peuplé à 58 % par des Russes, à 24 % par des Ukrainiens et à 12 % par des Tatars. Le 18 mars 2014, Poutine rappelle que divers peuples ont vécu ensemble en paix en Crimée et estime « juste » qu’à l’avenir, la Crimée dispose de trois langues « sur pied d’égalité » : le russe, l’ukrainien et le tatar.
Ce n’est sûrement pas le cas pour les Tatars. Ceux-ci, réhabilités en 1967, doivent attendre 1990 pour pouvoir retourner en Crimée. En 1991, ils sont 150000 et, bien qu’ayant été fortement spoliés, ils n’obtiennent pas d’indemnités. En 2000, la population tatare est remontée à 300000 habitants, qui vivent dans des conditions précaires. Les Tatars ont en majorité rejeté l’annexion. Ils sont stigmatisés et discriminés. Par milliers, ils se réfugient à Lviv ou en Pologne. Alors qu’en 2014, ils sont 282000 (13,4 % de la population), il en reste 232000 en 2019 (10 %).
Que peut donc devenir la Crimée ? Et Sébastopol ?
Le sixième point – « Troupes russes et hostilités » – du plan de paix en dix points proposé par Zelensky le 15 novembre 2022 précise : « La Russie doit retirer toutes ses troupes et formations armées du territoire de l’Ukraine. Le contrôle de l’Ukraine sur toutes les sections de la frontière de notre État avec la Russie doit être restauré. Cela entraînera une cessation réelle et complète des hostilités. » Aucune précision sur ces territoires n’est donc donnée, mais depuis, il est souvent question de la reconquête de la Crimée. Zelensky affirme, au forum de la sécurité d’Aspen (États-Unis), le 21 juillet 2023 : « L’objectif est de reprendre la totalité de la Crimée qui est une partie inaliénable de notre nation. » Souhait ou assurance reçue ?
Envisageons quatre options :
1. L’Ukraine reconquiert la Crimée, laquelle réintègre l’Ukraine, avec des règles d’autonomie qui protègent son administration, ses minorités (principalement les Tatars), ses liens avec la Russie et d’autres pays (comme la Turquie). Cette solution nous ramène aux années 1991-2014 et au début du XXe siècle, et il faudrait un soutien mondial très fort pour qu’elle ne dégénère pas, comme auparavant. Un soutien loin d’être assuré quand on voit les tergiversations et les déclarations ambivalentes de bon nombre d’« amis » de l’Ukraine, y compris certains membres de l’OTAN. Cette option satisfera-t-elle les 65 % de russophones qui y vivent ? Mais pourquoi se soucier d’eux – ne sont-ils pas des suppôts du Kremlin ?
2. La Crimée est reconnue par les institutions publiques internationales comme une partie de la Russie, également avec des règles d’autonomie du même genre ; la réalisation de ce qu’a promis la Russie en 2014 (et notamment l’égalité des trois langues) est placée sous contrôle (mais de qui ?). Connaissant la propension des Russes à ne pas tenir leurs promesses, c’est l’option la plus risquée. Et la plus improbable.
3. La Crimée reste occupée par l’armée et l’administration russes, toujours réputées illégales au niveau mondial, mais un cessez-le-feu s’installe ; les Ukrainiens peuvent vivre en Crimée sans être menacés, mais restent toujours en état d’alerte. C’est ce qu’on peut appeler le « gel » du conflit, dont on ne sait combien de temps il va durer.
4. La Crimée devient un État indépendant soutenu par les Nations unies et met en pratique les règles d’autonomie indiquées ci-dessus, en restituant aux Tatars ce dont ils ont été spoliés (sans que ceci ait lieu au détriment des habitants actuels). Cette solution ne satisfait personne, mais elle ne fait violence à personne.
Dans tous les cas, Sébastopol pourrait devenir une « ville franche » (c’est-à-dire affranchie des deux – ou trois – États qui l’entourent) ou bien un État indépendant (comme Monaco, Andorre ou Saint-Marin) devant s’appuyer sur d’autres pour subsister. On pourrait imaginer d’autres options : cosouveraineté, partition de la Crimée, etc. La confusion persistante (octobre 2023) sur les rapports de force[4], les calculs à court et long terme, les limites que chacun se donne (ou lui sont ordonnées) me font penser à la confusion, en Ukraine, des années 1917-1923. Espérons que cette fois-ci, ce sera moins long.
[1] Zentrum für Osteuropa- und internationale Studien – Observatoire des sociétés est-européennes.
[2] Thierry Portes, « Sébastopol, sanctuaire russe en Ukraine », Le Figaro, 29 décembre 2008.
[3] Hélène Carrère d’Encausse, Six ans qui ont changé le monde, Pluriel, 2019, p. 268-269.
[4] Par exemple : en mer Noire, deux navires russes – en cale sèche – sont endommagés le 13 septembre 2023, le QG de la flotte est décimé (mais on ne sait si son chef est vivant ou mort), des drones ne cessent d’attaquer la côte, une dizaine de navires (sur plusieurs dizaines ?) sont déplacés vers Novorossisk (en Russie). Début décembre 2023, des jeunes femmes empoisonnent des soldats russes avec de la vodka. Cela signifie-t-il que l’Ukraine prend l’avantage en Crimée ? Certains en sont persuadés, un peu vite.
[Michel Juffé est l’auteur (avec Vincent Simon) de Vlad le destructeur. Pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe, L’Élan des mots, 2022.]
Michel Juffé
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