Un narrateur propose de nous raconter l’histoire de « L’ŒIL », qu’on peut lire comme celle de « LA PAROLE ». Nous abordons cette nouvelle Genèse comme une épopée non linéaire située plus près de la science du docteur Faustroll (dont les yeux étaient « deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l’eau-de-vie de Dantzick, avec des spermatozoïdes d’or dedans[1] ») que de la science commune. Une force cherche sans doute à constituer le « je » absent :
Pas de héros ici.
Pas même un premier rôle.
La collection « Poéfilm » des éditions Lanskine rassemble des textes qui « s’accompagnent d’une création filmée ». Nous n’avons pu voir celle d’Au départ tout va, mais le coin inférieur droit du livre forme un flip-book (ou folioscope) qui en est peut-être une préfiguration : un œil puis deux s’y déplacent, dont l’un finira par dire la lettre A. Le texte doit pouvoir également se prêter à une mise en voix théâtrale, même si l’utilisation de l’espace de la page n’est pas anodine.
Les mots qui se dispersent semblent ne dépendre d’aucune instance énonciative ; on dirait qu’ils sont des vecteurs de courants traversant l’espace, dans lequel un œil cherche son « alter ego ».
Dans cet univers en pleine création, lorsque le « je » apparaît, il est nuancé, rabaissé – nié.
Il ne fait pas froid. Je n’ai pas froid. Que connais-je du froid.
Segments répétés-modifiés, syntagmes juxtaposés, la logique se cherche dans l’errance spectaculaire. À partir de l’œil, comment bâtir le reste du corps ? À coups de marteau ? La fable est portée par des phrases inachevées, des compléments qui errent sans doute dans l’univers, comme l’œil manquant. Tout explose toujours, et la vie jaillit du chaos.
C’est ainsi que Polyphème, dont le nom signifie « bavard », fils d’un dieu, apparaît dans une danse cosmique et mythique pour y perdre son œil unique.
Dans cette fable burlesque, tout est lignes de fuite :
Le Cosmos tout entier à sa fenêtre attend que ça défile.
Il s’installe.
Il a décapoté sa voie lactée
pris une chaise
un coussin pour les coudes
Pour que la parole naisse, il faut une bouche et une langue, un corps complet et conscient de lui-même, également.
Alors ce temps coulisse
: les figurants se sont LE CORPS
gravités
unités
: ils ont fait du Mettre
une notice de l’articulation.
L’être blessé aux corps et langage, maintenant articulés, doit affronter les discours et les « qu’en dirait-on ». Plutôt que de tout expliquer, on cherche « le tapis pour mettre dessous ». Qui voudrait « réclamer l’œil d’un cyclope » et « réparer le vagabond » ?
[1]. Alfred Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, Fasquelle, 1911, rééd. Gallimard, 1972.
Isabelle Lévesque
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)