Michel Juffé : Cher Henri, je t’ai proposé cet entretien pour La Nouvelle Quinzaine littéraire au moment où paraît ton dernier livre, qui synthétise tes recherches en biologie, les avancées récentes des neurosciences, sous l’œil de Spinoza, que tu considères non seulement comme un très grand philosophe, mais comme le précurseur d’une philosophie de la biologie que tu mets en œuvre depuis plusieurs décennies. Ma première question est : que vises-tu ? Où veux-tu en venir ?
Henri Atlan : Je cherche précisément à élaborer une philosophie de la biologie à partir des deux révolutions qu’a connues la biologie au XXe siècle : celle de la génétique moléculaire et celle de la biologie post-génomique, qui redécouvre la biocomplexité et les mécanismes d’auto-organisation et de développement épigénétique.
MJ : Pourquoi centres-tu ton propos sur la relation corps-esprit, fil rouge de la seconde partie de ton livre ?
HA : Les acquis de la biologie actuelle, et notamment des neurosciences, nous forcent à reposer cette question sur des bases nouvelles.
Une disposition matérialiste semble s’imposer du fait des succès du réductionnisme physicaliste appliqué à l’étude du vivant, devenue aujourd’hui biologie physico-chimique. Mais la plupart des philosophes gardent une disposition platonicienne, soit dualiste, telle que renouvelée par Descartes, soit idéaliste transcendantale, où la pensée, substantiellement différente de la matière, est ce qui permet de construire la nature de celle-ci.
Charles Snow avait déjà dénoncé, dans les années 1950, l’écart grandissant entre « les deux cultures », scientifique et littéraire (« humanités »). Cet écart fait souvent considérer les sciences comme déshumanisées, à l’origine même d’un antihumanisme, sans même parler des délires du post- et du transhumanisme qui, voulant prendre le contre-pied, idéalisent les technosciences en y projetant, avec une grande confusion, l’imaginaire de la science-fiction, avec son mélange de fascination et de peur.
Le réductionnisme de méthode qui a réussi en biologie ne résout pas le problème de la nature des relations entre le corps et l’ensemble des phénomènes mentaux. Le dualisme interactionniste de Descartes reste présent (Eccles, Popper) ou bien un matérialisme cartésien remplaçant la glande pinéale par les réseaux d’activités cérébrales que révèlent les neurosciences cognitives. Quant à l’idéalisme, il est forcé de « mettre entre parenthèses » les sciences de la nature (épochè ou réduction de Husserl), en attendant leur fondation éventuelle par une philosophie phénoménologique.
La philosophie de Spinoza, exprimée dans son Éthique et rejetant le dualisme cartésien, fait disparaître le problème en tranchant le nœud des interactions supposées entre le corps et l’esprit, non parce qu’ils seraient composés de substances différentes, mais parce qu’ils sont une seule et même chose, « exprimée de deux manières différentes », par la nature et dans la nature, une substance unique, à la fois étendue et pensante.
La conséquence, au cœur de sa doctrine, est la négation de toute relation causale entre l’un et l’autre, dans un sens ou dans l’autre. Pas de détermination d’états du corps par l’esprit, contrairement au sens commun qui voit dans le mouvement volontaire l’effet d’une intention et d’une décision consciente de la volonté ; et, réciproquement, pas de « cerveau qui sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » suivant l’expression de Cabanis il y a deux cents ans, renouvelée sous la forme plus sophistiquée : « L’esprit émerge du cerveau. »
L’identité réelle du corps et de l’esprit, implique une attitude ni idéaliste ni matérialiste, mais pragmatique, bien que nous n’ayons pas d’autre choix que de décrire les « choses » dans deux langages différents : matière/pensée, corps/idées, affections/affects, etc.
Malgré les difficultés de compréhension de cette œuvre, on trouve pourtant sa trace chez quelques philosophes modernes. Par exemple, William James, cofondateur de la psychophysique au début du XXe siècle, inaugure la psychologie expérimentale moderne, reprise par les neurosciences cognitives, en établissant des relations entre modifications du corps, perception, émotion et différentes sortes de faits de conscience. Sa philosophie aboutit à une forme de « monisme neutre » assez voisin, quoi qu’il en dise, d’un monisme spinoziste.
MJ : Tu laisses de côté le Tractatus theologico-politicus(TTP), que tu considères important pour l’histoire de la philosophie et comme fondement de l’exégèse biblique, mais qui, au contraire de L’Éthique, n’apporte pas grand-chose sur les problèmes posés par une philosophie des sciences contemporaines. Pour ma part, le TTP reste actuel concernant le rôle des religions, de la superstition, de la liberté de pensée.
HA : Oui, il reste actuel sur ces questions de philosophie politique, importantes notamment pour les combats encore à mener afin de faire admettre la séparation entre l’État et les religions et entre la théologie et la philosophie. Au contraire, L’Éthique – sa « doctrine » – garde, en tant que philosophie des sciences, une actualité remarquable « sous une espèce d’éternité », c’est-à-dire intemporelle d’une certaine façon, comme toutes les grandes œuvres philosophiques du passé. J’essaie de montrer qu’elle est plus pertinente pour servir à s’orienter dans la pensée à la lumière des sciences actuelles que des philosophies plus récentes, en particulier celles d’auteurs cartésiens ou idéalistes – kantiens et post-kantiens –, dont certains, en désespoir de cause, concluent, avec Heidegger, que « la science ne pense pas ».
MJ : Dans le chapitre IV de ton livre, tu parles de l’« inachevé » à propos de la démonstration a priori de la variété des corps produite à partir du seul concept de l’étendue, que Spinoza considère comme impossible en définissant, comme le fait Descartes, l’étendue par la matière (lettres 81 et 83).
HA : Il s’agit d’une question de son élève Tschirnhaus, qui n’obtient jamais de réponse, jusqu’à ce que Spinoza, quelques mois avant sa mort, lui écrive que, jusqu’à présent, il n’a « rien pu mettre en ordre sur cette question ». Il indiquait par là que sa « petite physique », ensemble de lemmes autour d’une définition de l’individu, entre les propositions 13 et 14 de la deuxième partie, n’annonçait pas la « théorie de physique générale » qu’attendait avec enthousiasme son élève et ami.
De nos jours, loin d’une physique ou chimie sur le modèle actuel, nous pouvons y voir une théorie de l’individu, qui préfigure une biophysique de l’organisme, vu comme un système dynamique ouvert, en incessant renouvellement par ses échanges avec son environnement. Nous pouvons regretter que Spinoza n’ait pas connu le calcul infinitésimal, découvert peu de temps après sa mort par Leibniz et par Newton, qui ouvrait la voie à la physique mathématique moderne ; laquelle nous confronte, elle aussi, à des conceptions qui heurtent le sens commun sur la nature de la matière, dans l’infiniment petit de la mécanique quantique et dans l’infiniment grand de la relativité.
MJ : Nous aurions pu aborder bien d’autres thèmes, car ton livre est une corne d’abondance : tu parles aussi des langages humains et animaux, de divers types de causalité, de la méthode en sciences et en philosophie, des déguisements du « dessein intelligent »… Et tu finis par une synthèse sur l’essentiel, à savoir le conatus (l’effort, l’appétit, l’impulsion, le désir), que tu fais figurer en appendice.
[Henri Atlan est professeur émérite de biophysique et directeur du Centre de recherche en biologie humaine à l’hôpital universitaire Hadassah, à Jérusalem, directeur d’études honoraire à l’EHESS. Il a été membre du Comité consultatif national d’éthique entre 1983 et 2000. Il est un des penseurs de l’auto-organisation et a été parmi les premiers à dénoncer le « tout génétique ». Il a publié récemment La Fin du “tout génétique” ? Vers de nouveaux paradigmes en biologie (INRA Éditions, 1999), Les Étincelles de hasard, t. I & II (Seuil, 1999 et 2003), Le Vivant post-génomique ou Qu’est-ce que l’auto-organisation ? (Odile Jacob, 2011), Croyances. Comment expliquer le monde ? (Autrement, 2014).]
Michel Juffé
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