Chaque poème de Ralentir travaux est composé au hasard de la rencontre entre trois des plus grandes voix poétiques du siècle dernier, au gré des déplacements géographiques et des errances textuelles ; et son titre « a été trouvé sur la route de Caumontsur-Durance, à quelques mètres de la demeure d’une jeune fille rencontrée sur la route d’un hippodrome » (Char).
Si l’activité collective s’inscrit dans les mœurs du surréalisme, l’individualité n’est pas pour autant remise en cause. Les trois noms figurent sur la page de titre du recueil, lequel contient trois préfaces, une par auteur. Char affirme que « l’utilité collective fait taire les reproches et fondre les hésitations » et Éluard qu’« il faut effacer le reflet de la personnalité pour que l’inspiration bondisse à tout jamais du miroir ». Le poète accoucherait plus facilement de sa poésie (ou de la poésie) grâce à ces présences. « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. » (Éluard) André Breton, qui avait expérimenté l’écriture d’un recueil à quatre mains avec Philippe Soupault, en réalisant Les Champs magnétiques, revient dans une lettre à Rolland de Renéville (dans La Nouvelle Revue française de février 1932) sur l'importance de passer de deux à trois intervenants, « le troisième élément sans cesse variable étant de jonction, de résolution et intervenant auprès des deux autres comme facteur d’unité ».
Trois poètes au service de la poésie. Les poèmes ne sont pas des créations anonymes (et l’affirmation de la paternité de chacun sera encore renforcée par la reprise du recueil dans chacune des éditions individuelles des œuvres complètes des trois poètes). Ce principe de la poésie partagée est parfaitement à l’œuvre. À la différence du « cadavre exquis » (où les intervenants n’ont pas nécessairement connaissance des éléments apportés par les autres), les trois poètes sont « inspirés » par les mots de leurs collaborateurs, et les traces des échanges sont nombreuses. Ainsi, le principe anaphorique figure dans plusieurs poèmes : dans « L’usage de la force » (avec la reprise de « Ne secoue pas »), dans « Autour de l’amour » (dont le vers 6, « La liberté pour la proie », fait écho au vers 3, « La liberté pour l’ombre ») ou encore dans « On ferme » (avec la reprise de « Nous n’avons rien retenu / perdu / été »). L’échange et la volonté d’unité se traduisent encore par des interpellations (à la deuxième personne), des connecteurs logiques et des vers dont l’intention semble conclusive. Et ils aboutissent au poème « Je m’écoute encore parler » dans lequel le « je », présent avec insistance, reflète un individu poétique tricéphale.
Malgré tout, les traces des trois personnalités disparaissent officiellement dans le tirage final. Si l’on peut par moments retrouver la voix de tel poète, quelques témoignages extérieurs permettent de confirmer ces impressions. Jean-Claude Mathieu, en consultant des exemplaires du premier tirage, a constaté que trois exemplaires présentent des indications autographes quant à l’attribution des vers de chaque poème. De façon prémonitoire, le poète – Éluard, si l’on en croit l’attribution apposée sur les exemplaires consultés – n’écrivait-il pas : « Je te ferai savoir comment je me nomme » (« Le mauvais sujet ») ? Ces attributions ont été signalées depuis, de diverses manières, dans plusieurs éditions du recueil, dont celles de José Corti et de « Quarto ». À l’intérieur de ces trente poèmes, on constate que chaque poète intervient plus facilement à certains endroits : Éluard démarre volontiers, Breton situe majoritairement son apport au cœur du poème (comme l’avaient relevé Marguerite Bonnet et Étienne-Alain Hubert dans leur édition pour la Pléiade des œuvres de Breton) et Char le plus souvent termine. Les attributions relevées par Mathieu sont apposées par Éluard et Char, et se rejoignaient globalement. Nous avons depuis, de notre côté, pu identifier vingt-cinq autres exemplaires, dont deux (les n° 149 et 256) qui apportent des attributions légèrement différentes pour sept poèmes : « Ainsi de suite », « Façade », « Autour de l’amour », « La tête-surprise », « L’autre poème », « Réussite » et « On ferme ».
Ainsi, d’un exemplaire à un autre, les attributions, apportées par les coauteurs mêmes, varient sensiblement. Car le témoignage de l’auteur (ou du coauteur) reste un témoignage parmi d’autres, censé être plus fiable, mais susceptible d’erreurs, intentionnelles ou non. Les notes d’Éluard (sur l’exemplaire numéroté 63, sur lequel s’est appuyé Lucien Scheler dans son édition de 1968) ne sont pas des garanties absolues : la mémoire du poète peut lui faire défaut. D’autant qu’il faut s’interroger sur le statut même de l’annotateur : étant donné que le recueil est composé à six mains, le rôle de chacun peut aussi bien être celui de l’auteur, du témoin que du copiste, avec toutes les porosités qui existent entre ces fonctions. Généralement, un annotateur identifiera plus facilement des vers de « sa » composition, mais reconnaîtra plus difficilement ceux des deux autres. Une auto-attribution a des chances d’être plus fiable qu’une annotation indiquant la paternité de l’un des deux autres candidats, à savoir Breton et Éluard lorsque Char annote, Char et Breton lorsqu’Éluard annote, et Éluard et Char lorsque Breton annote. Ainsi, un écrivain peut être, dans une même œuvre, témoin de première main (lorsqu’il reconnaît un texte dont il est l’auteur) et témoin de seconde main (lorsqu’il doit témoigner de la paternité d’un texte dont il n’est pas l’auteur). Pour affiner les attributions (qui ne resteraient toujours pas certaines, puisqu’elles ne reposeraient que sur des témoignages), il conviendrait de rechercher d’autres exemplaires annotés. [C’est d’ailleurs pourquoi nous en profitons pour lancer un appel à la bonne volonté des lecteurs pour nous faire part des éventuelles annotations qui figureraient sur d’autres exemplaires qu’ils auraient la chance de posséder.]
S’il est possible d’en savoir un peu plus des coulisses de ce recueil grâce à la consultation des exemplaires annotés et des quelques témoignages laissés par les auteurs dans leur correspondance, il semble manquer un document majeur : le manuscrit original, susceptible d’être la photographie la plus fiable de cet accouchement poétique. Mais existe-t-il ? Est-il conservé dans l’exemplaire n° 1 (comme cela fut indiqué par Scheler dans son édition des Œuvres complètes d’Éluard1 ainsi que dans la Revue de la BnF2) ? Si oui, peut-on s’assurer qu’il s’agit du manuscrit autographe et non d’un état intermédiaire entre la première gestation et la publication ? Car ce manuscrit préciserait que des projets auraient été détruits. Nous avons consulté un manuscrit, incomplet (il manque « Au fer rouge », « Découverte de la terre », ainsi que les trois préfaces ; en outre, « Ligoté » et « Façade » sont inversés), à la même Bibliothèque nationale de France. Comme on avait pu le voir grâce à l’édition en 1984 par Lachenal et Ritter des Champs magnétiques (de Breton et Soupault), la consultation de documents de travail du recueil remet en cause d’idée de spontanéité, car ces documents présentaient de nombreux signes de retouches.
Le manuscrit de Ralentir travaux que nous avons consulté ne lève pas toutes les interrogations. Chaque contenu de poème est transcrit d’une seule main (il n’y a pas de passage de plume d’un poète à un autre). Pourtant, Scheler indique que, sur le manuscrit qu’il a pu consulter, « chaque poème a été écrit en collaboration par les trois auteurs ». Il n’y a pas de raison de remettre en cause le témoignage de Scheler, qui semble alors exclure la possibilité que le passage d’une voix poétique à une autre se soit réalisé à l’oral (avec un « secrétaire » se chargeant de transcrire le poème). Quoi qu’il en soit, il y eut assurément plusieurs étapes dans l’élaboration de chaque poème.
Un autre détail intrigant figure sur le manuscrit de la BnF : les titres des poèmes sont majoritairement transcrits d’une autre main. Si l’attribution des vers est précisée par Char et Éluard dans quelques exemplaires, celle des titres ne l’est pas. Ces titres sont-ils nés a posteriori (plusieurs titres semblent avoir été transcrits sur le feuillet dans un second temps, comme « Le lierre ») ou ont-ils été le déclencheur de l’écriture ?
Nous parviendrons certainement à en savoir davantage sur la naissance de ce recueil dans les prochains temps, en particulier lorsque les autres « témoins » (d’autres manuscrits, d’autres exemplaires annotés) referont surface.
1. Paul Éluard, Œuvres complètes, éd. Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1968, t. I, p. 1410.
2. Revue de la BnF, n° 36, 2010, p. 83.
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