Ces cinquante lettres familières relèvent, elles aussi, de l’insurrection permanente. Pas seulement contre la Présidente de Montreuil, la belle-mère de Sade, « exécrable créature », « vieille harpie » à qui il attribue tous ses maux. La violence et la grâce vont ici de pair. La présentation des lettres les associe, ainsi que la rigueur. Les lettres sont dans un emboîtage cartonné dont les plats sont retenus par un ruban amande clair, comme ceux qu’on imagine à Sade quand le prisonnier ne se plaisait pas à vanter les hardes auxquelles on le contraignait. Les lettres elles-mêmes apparaissent sous plusieurs formes : transcrites en caractères d’imprimerie, et en fac-similé, une graphie égale, vive, rapide, sans repentirs. Certaines sont à l’encre sympathique.
Les notes qui suivent chacune des lettres nous rendent contemporains de cette fin de siècle. À son étude Nadeau avait mis cette épigraphe : « Je ne parle qu’à des gens capables de m’entendre ; ceux-là me liront sans danger. » Nul danger ici. Seulement du plaisir. Cette mise en garde de Sade valait pour les lecteurs de ses contes sulfureux composés à foison durant les années d’enfermement. On en ignorait souvent la profondeur. On négligeait ou ignorait « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », repris par Nadeau à la suite de son essai sur Sade, L’Insurrection permanente. On fut parfois aveugle au style de Sade, une écriture aussi aiguë dans les lettres que dans les œuvres d’imagination. Pour se débarrasser de Sade, pour en éteindre le soufre, n’a-t-on pas avancé que l’écrivain doué du style le plus « attirant » du siècle était ennuyeux ? Ce qui l’est le moins. On en a une preuve dans ces lettres vibrantes d’indignation, de présence, de retours sur soi, voire d’humour.
« Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel, ni un meurtrier. » Libertin, comme beaucoup de ses contemporains de classe. Le condamner à des années de prison, c’était le saisir à ce point vital : la liberté. Toutes ces lettres sont des missives de réaction.
Il exprime sa vitalité par l’écriture, sa trace que l’on suit dans les fac-similés. Sa très chère Milly Rousset disait de lui : « Il écrit comme un ange. » En 1763 le jeune libertin avait épousé la fille aînée du Président de Montreuil. Ils sont alliés au sang royal des Condé. Quelques mois après les noces, le marquis est écroué au château de Vincennes, pour « débauche outrée en petite maison ». Il y a ses habitudes. Dès lors il ne cessera d’être accusé pour libertinage, et expier.
En 1772, reste-t-il deux jours à Marseille pour affaires, son domestique doit lui trouver des filles pour ce temps-là. C’est alors l’épisode resté fameux des bonbons à la cantharide. Le Président et Madame de Montreuil se sont installés au château de La Coste. Sade l’a quitté, enlevant avec lui la jeune Milly, au demeurant chanoinesse.
Les lettres réunies dans cet ouvrage précieux sont toutes adressées à l’épouse demeurée à Paris. Son époux n’est pas loin. Mais la séparation nous fait entrer dans le détail de la vie quotidienne des Sade de 1777 à 1783, à Vincennes, et 1784 à la Bastille.
Donatien, Alphonse, François écrit de Vincennes : « Charmante créature – vous voulez mon linge sale, mon vieux linge – savez-vous que c’est une délicatesse achevée – vous voyez comme je sens le prix des choses – écoutez mon ange, j’ai toute l’envie du monde de vous satisfaire en cela, car vous savez que je respecte les goûts – les fantaisies quelque baroques qu’elles soient, je les trouve toutes respectables, et parce qu’on en est pas le maître, et parce que la plus singulière et la plus bizarre de toutes, bien analysée, remonte toujours à un principe de délicatesse. »
On est avec Sade dans ses chambres exiguës. Il fait son lit, ça l’amuse. Balayer, il n’en a pas fait l’apprentissage dans les châteaux familiaux. Il établit des listes de livres de chevet : Pétrarque en tête (Laure est de sa parentèle). Lire et jouir de l’air, ses deux nécessités vitales. Et les délicatesses de la gourmandise : macarons, biscuits d’amande (nos calissons)… Et il écrit ces lettres. Travaille à l’opus magnum, Les 120 journées de Sodome. Le duc de Blangis, personnage du livre sulfureux lance : « Moi qui vous parle, j’ai bandé à voler, à assassiner, à incendier et je suis parfaitement sûr que ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, mais l’idée du mal, qu’en conséquence, c’est par le mal seul qu’on bande et non pour l’objet, en telle sorte que si cet objet était dénué de la possibilité de nous faire faire le mal nous ne banderions plus pour lui. »
À Vincennes, dans un langage cryptique, il entretient sa femme de la confection à laquelle il s’occupe, d’objets propres à satisfaire sa solitude. Les 120 journées, commencées en 1782, seront achevées en 1785. Le manuscrit est un rouleau de papier de plus de vingt mètres.
À la Bastille, en 1784, il écrit la lettre dite La Vanille et la Manille. Une lettre mythique depuis que Gilbert Lély (un des maîtres des études sadiennes) en donna une édition tirée à 96 exemplaires accompagnés de cinq eaux-fortes de Jacques Hérold. Sur sa terrasse, jouxtant à La Coste le château de Sade, Hérold me parlait de cette lettre s’étonnant que je ne la susse pas par cœur, ou au moins le premier paragraphe. Sade hantait Hérold. Il en fait le portrait, mythique lui aussi, pour le Jeu de Marseille, un tarot inventé en 1941, à la Bastide Air-Bel, où les figures traditionnelles étaient remplacées par les figures du panthéon surréaliste : Novalis, Paracelse, Freud, La religieuse portugaise, Alice, Lamiel, Lautréamont, Sade, qui échut à Hérold, quand Brauner, Breton, Dominguez, Max Ernst, Wifredo Lam, André Masson, projetaient leur imaginaire dans le dessin de ces hautes figures. (Ce jeu était resté inédit jusqu’à l’édition qu’en fit André Dimanche. Édition disponible.)
La lettre mythique, La Vanille et la Manille, est à moitié cryptique. Au moins d’un érotisme caché. « Je sais très bien que la vanille est échauffante, et qu’il faut user modérément de la manille. Mais que voulez-vous, quand on n’a que cela, quand on en est là pour toute ressource ! »
À la fin de ce beau livre, plaisant, érudit, sans excès, où l’on peut suivre l’écriture même de Sade, le corps de son écriture, la composition serrée, les soulignages. Ainsi celui du mot manille, « et les autres moyens que j’emploie quand je suis libre ».
Georges Raillard
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