Si son titre sonne comme celui du recueil de nouvelles Trois Femmes de Robert Musil (1924), le but de l’écrivain français paraît bien différent. Marcel Cohen ne cherche pas à sonder les mystères de la féminité, il entend plus modestement rendre hommage à cinq d’entre elles. À vrai dire, le sujet pourrait sembler terriblement opportuniste, porté par nos préoccupations actuelles concernant la place des femmes, mais il s’agit ici de tout autre chose. L’ouvrage s’offre comme le résultat d’une rumination intime, de longue durée, de la part d’un homme de lettres né en 1937 et qui a attendu tout ce temps avant de se décider à rédiger ces textes qui le touchent de près. Il est vrai que Marcel Cohen, auteur discret, pudique et réputé de récits sobres (quelques pages à peine la plupart du temps) concernant les autres – connus ou inconnus – s’est dans une certaine mesure rapproché de lui-même, de son histoire personnelle, ces dernières années. Avec Sur la scène intérieure publié en 2013 dans la collection « L’un et l’autre » de J.-B. Pontalis, il faisait déjà le récit, tel qu’il pouvait le reconstituer, de ses proches, parents, grands-parents, oncles, tantes et petite sœur, tous arrêtés en 1943 et décédés dans les camps nazis. L’ouvrage en avait été l’émouvant tombeau, voulu par l’auteur pour lutter contre la politique non seulement d’assassinat, mais aussi de disparition, d’effacement total de ses « ennemis » ou « opposants » par la SS (le fameux décret Nacht und Nebel), preuve s’il en fallait de la nécessité profonde, impérieuse de sa démarche. Sa propre personne n’était du reste que silhouettée dans le texte. Et même si Cinq Femmes aujourd’hui, qui commence là où s’arrêtait Sur la scène intérieure dans la vie de l’auteur, en constitue en quelque sorte la suite, il n’est toujours pas question pour lui de devenir le sujet central de son livre. Au contraire, Cinq Femmes brosse le portrait de cinq d’entre elles qui l’ont sauvé d’une façon ou d’une autre. Comme pour tous ses ouvrages, le récit, remémoration sans pathos et néanmoins pleine d’émotion contenue de l’existence de ces femmes exceptionnelles sans le vouloir, sans le savoir, s’appuie sur les solides recherches effectuées par l’auteur ces dernières années. Mais il ne s’agit plus ici de lutter contre l’anéantissement voulu dans les camps, il s’agit de sauver de l’oubli la mémoire de ces cinq femmes hors du commun, chacune à sa façon.
Dans son texte liminaire, Marcel Cohen a à cœur de préciser sa démarche, qui reste au demeurant celle de toute son œuvre : ne pas parler de lui, « enfant de l’Holocauste » et sans aucun doute en proie au syndrome du survivant. C’est ce qui explique qu’il ait parfois considéré le fait d’être en vie comme une erreur et qu’il ait éprouvé la plus grande répugnance à se pencher sur sa « petite » personne. Mais voulant saluer ces cinq femmes comme il pense le devoir, il reprend à son compte le concept forgé jadis par son ancien éditeur J.-B. Pontalis et entend rédiger à son tour non pas une autobiographie, donc, mais une « autographie », un ouvrage où l’on écrit en son nom sans se regarder dans le miroir, sans chercher à se cerner davantage ni à savoir qui l’on est. L’autographie comme version intime, privée des mémoires, en somme. L’homme de lettres ne cèle pas ici sa présence dans l’ouvrage, et de fait le texte progresse en suivant la chronologie de son existence cabossée, mais le propos est tout autre.
Le sujet central de chacun des chapitres est et reste donc ces femmes. Et c’est à sa manière, minutieuse, scrupuleuse, qu’il les évoque, recherchant les archives, relisant les documents restés en possession de sa famille, rouvrant les dossiers, parcourant une description du conseil de révision militaire pour le mari de l’une d’elles, consultant un registre diocésain attestant un enterrement, etc. Comme dans Sur la scène intérieure encore, chaque chapitre est précédé d’une photographie en noir et blanc, représentant la personne dont il est question ensuite, qu’il scrute, s’efforçant d’y trouver des indices, y décelant ces « détails » qu’il affectionne et qui servent de base à sa réflexion, à des raisonnements aussi prudents que solides.
Chacune des cinq personnes qui constituent son livre est associée à au moins une dimension particulière. Avec l’une, il évoque les problèmes de logement et le goût des chapeaux (sa tante Lily était modiste). Avec Madame Gobain, la directrice d’école à la retraite, il découvre les plaisirs de la lecture. L’exploratrice et journaliste Gabrielle Bertrand et lui partagent le même goût pour l’Asie (et cela nous rappelle immédiatement son premier livre, Galpa, 1969, ou Tombeau de l’éléphant d’Asie, 2002). Avec Raymonde, la femme du couple qui le recueille un temps en Seine-Saint-Denis, c’est surtout sa propre culpabilité qu’il explore tant il a conscience du mal qu’il lui donne. Le premier chapitre, le plus long, est naturellement consacré à « la servante au grand cœur », ainsi que l’écrivait Baudelaire, Annette. Les remarques concernant son odeur de « savon noir, eau de javel, lait bouilli, aigreur de lait caillé, bois vert qui fume… » nous rappellent alors ses descriptions olfactives dans Sur la scène intérieure ou Notes sur le parfum (2022). Comme pour les autres, il s’agit de la faire revivre afin de « reconnaître sa dette », mais aussi, et peut-être surtout, de la réhabiliter : cette femme ressurgissant avec un enfant (dont elle devait cacher l’origine) dans son bourg agricole de Messac, Ille-et-Vilaine, après tout ce temps passé dans la capitale des tentations, ainsi qu’on le pensait volontiers dans les provinces françaises, remariée de surcroît avec un veuf dont la femme avait été enterrée à peine un an auparavant, n’était assurément pas bien vue de ces bretilliens campagnards. Ce qui explique qu’après le décès de son époux, Annette jugea préférable de retourner dans l’anonymat de la grande ville. Si le texte prend soin de rapporter le dévouement, l’abnégation, les risques pris pour cacher ce petit Juif (cela « était passible de la peine de mort », rappelle l’auteur), c’est qu’il n’est pas seulement question de rafraîchir nos mémoires défaillantes, mais aussi de redire avec force le nom de cette Anne-Marie Françoise Voland, veuve Gru, surnommée Annette, car sinon ce serait « un déni de justice ».
Il serait vain de chercher trop loin un point commun entre ces cinq femmes. Certes, plusieurs sont liées aux livres, mais d’autres ne le sont pas. Certaines ont joué un rôle dans l’éducation du petit Marcel, mais Annette par exemple se garda bien de l’envoyer à l’école, où il aurait été en danger permanent au milieu de ces garçons d’un monde rural qui n’était pas le sien. Simplement, elles ont été là, bienveillantes, compréhensives, disponibles, dans le don d’elles-mêmes pour un enfant puis un adolescent que le texte montre souvent revêche, rétif, hérissé de préventions, fugueur, n’acceptant, comme il l’écrit de lui à cette époque, « ni l’autorité des hommes qui se substituaient à [son] père, ni l’attachement des femmes qui avaient les gestes de [sa] mère ». Ainsi, ce qu’il apprécie chez Annette, c’est que ce ne soit pas son genre « de caresser ou d’embrasser. Elle se considérait comme la gardienne du fils de Marie, en aucun cas sa suppléante ». Toutes cinq, quelles qu’elles soient, femmes du peuple ou cultivées, engagées dans une activité professionnelle ou à la retraite, ont su se tenir à la bonne distance. Elles ont toutes eu cette intelligence de ne pas désirer prendre la place de la mère. Et pour cet enfant muettement broyé par l’Histoire, cela a été déterminant. Cinq Femmes est une formidable reconnaissance de dette, une justice rendue avec l’éclat mat qui est la marque du style de Marcel Cohen. C’est aussi un livre fort, où l’auteur reste d’une grande fidélité à son projet initial de ne pas discourir sur sa propre existence et dans lequel sa délicatesse et sa cohérence d’écrivain accompli se sentent partout.
Thierry Romagné
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