Hölderlin, qui apparaît être un poète de notre temps par rapport à de nombreux contemporains, avait compris qu’en augmentant notre savoir nous accroissions notre isolement ; Philippe Jaccottet après lui, Maurice Blanchot également. Et ce n’est pas un hasard si ces deux auteurs, en approchant l’œuvre de Saint John Perse, renvoient à la figure de Hölderlin[1]. Il faut revenir à une certaine attente et à l’écoute du monde, à une parole magique qui puisse retranscrire cette parole du monde. La poésie est toujours réponse, donc rituelle. Le Dictionnaire Saint-John Perse nous propose nombre de commentaires, dont l’intérêt historique et biographique est fort, sur le poste de secrétaire et diplomate du Quai d’Orsay, sa condition d’écrivain, ses différentes rencontres et relations avec écrivains et politiques ainsi qu’un travail génétique et archéologique des textes d’une fine mesure. Dans ce dictionnaire, comme dans l’œuvre de Saint-John Perse, ce qui peut nous toucher est la présence des choses proches comme l’étude des « images cosmiques » du poète. Son œuvre et son statut font de lui le poète du lien entre tradition littéraire et accès à la modernité.
Si l’œuvre de Saint-John Perse peut encore nous concerner, c’est qu’elle nous éclaire sur notre plénitude et notre ouverture face au monde. La lisant sans anachronismes, on ne peut qu’être sensiblement touché par la pensée de l’auteur, sa défense de la liberté et de la paix, mais surtout ces quelques passages dans son œuvre qui attestent une persistance du bonheur face au monde et dans la rencontre avec le Tout Autre. Peut-être que ce qui nous gêne est cette nostalgie présente autour du cérémonial. Mais la poésie trouve une structure, et fait face à un certain nihilisme d’époque : la guerre froide, le marxisme, l’existentialisme, le libéralisme ; il essaye de concevoir la poésie comme une ressource, une exaltation de la vie elle-même, face à son éloignement. Si l’aspect cérémonial nous gêne, c’est qu’il peut tendre à une imagerie du précieux : de l’or, des diamants ; et nous préférons la justesse du poète quand celui-ci dévêt sa langue de cette imagerie pour une autre plus pauvre, plus précise que précieuse. Il écrit dans Amers : « Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la mer. » Plus précisément, il paraît que sa poésie se complaît vite dans des motifs spirituels, bien qu’elle atteigne ce lieu fidèle d’un rapport entre lui et les choses proches du monde.
Ce qu’il trouve dans la littérature antique – chez Empédocle –, c’est que le cosmos et l’individu sont unis par un mouvement qui s’étend de l’un à l’autre. La poésie vient renverser les philosophies qui attouchent au néant et à l’absurde parce que celles-ci ignorent ce lien qui rattache l’homme au cosmos. May Chehab le note dans ce précieux dictionnaire : « L’émotion provoquée par l’expérience du monde vivant est en même temps émotion poétique de l’imaginaire et du langage. » Qu’est-ce que cela peut nous apprendre ? Il faudrait que le poème, donc l’imaginaire, suive le même mouvement que le monde vivant, dans une expérience. Ce que nous montre l’œuvre de Saint-John Perse nous conduit dans cette lecture, pivot entre les deux moitiés du XXe siècle, c’est une perte, un éloignement infini du monde et un effort pour le retrouver, dans une justesse de voix, de paroles, de manière d’être. Cette nouvelle littérature est celle d’une nouvelle éthique qui prend sa source dans Hölderlin et se concrétise dans Levinas. Et la recherche de cette justesse donne le sentiment qu’on avance vers quelque chose : une possibilité de joie inaltérable. Aujourd’hui, il semble, au fil des jours, que nous gagnons le monde seulement pour voir à quel point nous le perdons, mais s’il y a avancée dans la recherche de cette justesse (mais qui est avancée sans but et sans création, qui est donc Autorité pure), pourquoi devrait-elle cesser et pourquoi n’aurait-elle pas de sens ? Toute poésie travaille donc à cette avancée et à une ouverture envers la vie et l’Autre, vers la vie, le monde et l’Autre. Dans un monde où les dieux se sont retirés, peut-être est-il temps d’approcher ce qui fait dieu en nous, et ce que la poésie de la seconde moitié du XXe siècle s’est proposé de commencer : la parole d’un monde sans dieu, sans commencement, sans premier mot ; une poésie répondante.
Alors, dans Amers, l’homme est obligé de retirer son masque d’or (Dieu) pour une pauvreté qui est la sienne et qui est sa divinité :
« Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la mer. »
Et c’est Henriette Levillain qui l’écrit dans son Dictionnaire : « L’heure est aux rites sacrés et à la parole magique, à l’attente et à l’écoute, non à l’action. » Et cette irreligion de l’avenir, cette communauté d’hommes sans dieux ne pourra être que poétique : donc juste, heureuse et sensée.
[1] Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955, p.318 ; Philippe Jaccottet, L’Entretien des Muses, Gallimard,1968, p. 33-41.
Thibault Ulysse Comte
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