Henry Darger parlait peu. Il voyait quelques amis. Il était célibataire. À Chicago, il vécut dans une modeste chambre-atelier pendant quarante ans, de 1932 à 1972. Puis il s’installe dans un hospice géré par les Petites Sœurs des Pauvres et meurt en avril 1973, à quatre-vingt-un ans. Les propriétaires de cette chambre sont Nathan Lerner (photographe, designer, professeur de photographie) et Kiyoko Lerner (musicienne). C’est Nathan Lerner qui découvre les œuvres de Darger et sauve leur existence. Il se bat pour les exposer. On les trouve au Museum of Modern Art de New York, dans la Collection de l’art brut de Lausanne, chez Antoine de Galbert (fondateur et directeur de La Maison rouge, Paris), à l’Intuit Center de Chicago… Vers 1912, Kiyoko Lerner offre quarante-cinq œuvres de Darger au musée d’Art moderne de Paris ; généreuse, elle sourit : « I’m happy that Henry found a good home ! »
Certains considèrent Darger comme l’un des très grands créateurs de l’Art brut ; d’autres le perçoivent très différent de Wölfli ; il est peut-être proche, dit-on, d’Aloïse… Darger est un artiste singulier ; il appartient à ce qu’on appelle l’« outsider art ». Il est fasciné par certaines bandes dessinées (en particulier Little Annie Rooney, Little Orphan Annie, les Katzenjammer Kids). Il rassemble des BD découpées (dans Prince Valiant, Family Circle, The New Yorker). Il décalque des personnages et des décors au papier carbone ; il demande des agrandissements ; parfois, il emploie des collages. Il possède des récits de L. Franck Baum (1900-1919) dans le cycle Magicien d’Oz. Habituellement, il colle (dans les albums reliés) des photographies de magazines, des dessins, des publicités, des cahiers de coloriage ; quand il classe des « nuages » ou des fleurs, il les utilise pour une peinture en un assemblage d’éléments prédéterminés. Il travaille par montages, par transpositions, par déplacements, par ajustages. Avec des couleurs douces et tendres, il met en évidence des actions diverses, les jeux enfantins, les combats, l’emprisonnement et la fuite, la violence, la cruauté des méchants, les moments heureux, les catastrophes, les incendies des forêts et des villes. Apparaissent des êtres hybrides et polychromes qui sont bienveillants.
Passionné par l’histoire, Darger étudie en particulier la guerre de Sécession, la guerre de 1914-1918, la lutte contre l’esclavage, contre le travail des enfants exploités et maltraités. Alors, sur une planète irréelle qui serait plus grande que notre Terre, une guerre terrifiante oppose les armées chrétiennes et les armées ennemies (qui sont sataniques). Avec soin, Darger dessine les cartes de géographie que les stratèges observent devant une table d’état-major placée sur une pelouse. Il invente de nombreux drapeaux différents (avec le soleil, les étoiles, les croissants de lune, la Vierge Marie, le Sacré-Cœur, les gargouilles) ; dans les combats, les drapeaux peuvent être volés, perdus, brûlés et parfois récupérés. Depuis 1910, Darger commence la « longue saga », un gigantesque conte équivoque dans le bruit, dans la fureur, dans les ruses, dans les espoirs et les angoisses, parmi les orages, les explosions, les inondations, les incendies.
Les méchants sont sans Dieu. Ils vivent dans le royaume de Glandelina ; ils envahissent des territoires ; ils enchaînent les enfants battus, fouettés, éviscérés, crucifiés. Se multiplient les généraux de Glandelina, très barbus, très moustachus, féroces et parfois ridicules. Ce serait une sorte de pitrerie sanglante et cruelle. Avec humour, Darger dresse la liste de certains généraux : général Bobo, général Hihan, général Tête-fendue, général Tête-de-niais ; et d’autres noms sont plus habituels (le vil général John Manley ou le général perfide Raymond Richardson Federal). Les soldats glandeliniens sont habillés en gris bleu et portent un couvre-chef à la manière des universitaires américains.
Les héroïnes espiègles, joyeuses, courageuses, sont sept sœurs blondes, les Vivian Girls, les filles de l’empereur Robert Vivian qui gouverne un royaume très chrétien. Henry Darger adore les ravissantes Vivian Girls. Les sept princesses « se tiennent les coudes, aussi inébranlables que des bouledogues ». On les voit stratèges devant une carte géographique. Elles sont souvent des espionnes : elles se déguisent parfois et adoptent l’uniforme de l’ennemi. Elles conduisent un chariot plein d’enfants, protégés par les scouts. Elles organisent une messe pour chasser un démon qui occupe une maison hantée. Ludiques, elles se cachent dans des étuis à violoncelle, ou bien elles se dissimulent sous des tapis roulés.
Dans cette saga, Darger représente aussi des êtres hybrides qui protègent les enfants. Ces êtres composites et gentils se nommeraient les « blengins ». Certains seraient des serpents avec des ailes géantes de papillon, très polychromes. D’autres ont deux cornes de bélier, une longue queue colorée et des ailes de papillon ; ils planent au-dessus des herbes. Ou bien, ces êtres étranges entrent dans une grotte volcanique… Henry Darger précise : « L’origine des “blengins” est un mystère pour toutes les nations du monde. » Et il pense probablement que la création artistique est mystérieuse, inconnue, secrète.
Les peintures de Darger chatoient. Elles séduisent et troublent. Ces peintures seraient excentriques. Elles dépaysent et désorientent.
Gilbert Lascault
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