En effet, le cinéaste est, parmi ceux de sa génération (il est né en 1977), l’un de ceux qui tournent le plus régulièrement : une production presque biennale, il y a là de quoi faire rêver bien des réalisateurs du même âge qui peinent à monter un deuxième film, qui sera bien souvent leur second. Que la critique qui fait (de moins en moins, heureusement) l’opinion persiste à lui préférer des auteurs ectoplasmiques – tels que… allons, on ne dénoncera personne aujourd’hui – ne l’a pas empêché de voir se renforcer le noyau dur des amateurs qui le suivent depuis 2002 et Le Chignon d’Olga. Rarement premier film nous avait autant frappé par sa maîtrise, étonnante chez un moins de vingt-cinq ans, à meubler son film avec peu de chose, un regard, un parfum évoqué, de la poussière sur un piano, une photo retrouvée, l’ombre d’un chignon sur un cou, toutes choses impondérables qui ne se contentaient pas d’être un catalogue de détails mais assuraient le cœur de la narration – sans pour autant verser dans le minusculisme à la Philippe Delerm, alors à son plein. Ce chemin entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Bonnell n’a cessé de l’arpenter ensuite, des Yeux clairs (2004, prix Jean-Vigo, un des mieux justifiés dans un palmarès de titres parfois sans lendemain) à J’attends quelqu’un (2006), deux films choraux tout en modulations, résonnant de ce qu’on désigne d’habitude comme une « petite musique » alors qu’il s’agit de musique tout court. Pas d’action au sens propre, une succession d’épiphanies modestes, vécues par des personnages en attente, interprétés par des acteurs complices, Nathalie Boutefeu, Jean-Pierre Darroussin ou Florence Loiret-Caille. L’inspiration pouvait, sur le papier, paraître courte – des profils perdus en route vers nulle part. En réalité, un micro-univers pour qui savait aller au-delà des apparences.
Dans La Dame de trèfle (2009), Bonnell changeait de manière sans changer de thématique, offrant à ses pitoyables héros la violence pour sortir de leur abîme. La tension remplaçait la durée suspendue, la juxtaposition d’événements parallèles laissait place à la linéarité, mais l’intensité demeurait de même puissance. La recension à chaud nous fait parfois rendre compte de sensations que l’on ne retrouve guère quelques années plus tard : les films ont vieilli en même temps que nous, parfois même plus vite ; relisant ce que nous écrivions à l’époque (janvier 2010), nous pouvons contresigner : les aventures d’Argine et Aurélien gardent intacte leur étrangeté dérangeante.
Rien de dérangeant, en revanche, dans la rencontre entre Emmanuelle Devos et Gabriel Byrne du Temps de l’aventure (2013), mais une sorte d’évidence, même si rien ne semblait devoir favoriser ce croisement inattendu de deux trajectoires. Sauf qu’un regard, une question anodine, peut suffire à déclencher l’impulsion qui permettra de vivre quelques instants en marge. Antoine Pol, dans « Les passantes », son poème mis en musique par Brassens, pleure sur « la compagne de voyage […] qu’on laisse pourtant descendre / Sans avoir effleuré sa main ». La situation est ici inversée, c’est la comédienne en transit à Paris qui regrette d’avoir quitté le train sans garder trace de l’Anglais qui lui avait demandé son futur chemin dans la capitale. Et qui, sans autre motif que le souvenir de la tristesse de son visage, va le chercher et le retrouver dans la ville, le temps d’un après-midi volé. Presque rien de nouveau, mais de ces riens qui fabriquent les petits miracles, ces films sur les pointes dont la moindre hésitation détruirait l’équilibre. Il faut reconnaître que l’auteur avait choisi là des acteurs funambules, capables d’exprimer le maximum à quart de mot – en particulier Gabriel Byrne, comédien tous terrains, aussi à l’aise chez Wenders, Cronenberg ou les Coen que dans la demi-teinte à la Bonnell.
La distribution d’À trois on y va est moins flamboyante. Si on sait désormais qu’Anaïs Demoustier est une des meilleures actrices de sa classe d’âge, toujours excellente (un seul danger la guette, l’hyper-présence : seize films en quatre ans, c’est beaucoup), les autres protagonistes, Félix Moati et Sophie Verbeeck, sont moins renommés, cette dernière nous étant même parfaitement inconnue (nous ne l’avions pas remarquée dans la série télévisée où elle a débuté). En tout cas, que cela tienne à sa direction d’acteurs inspirée, comme avec ses presque débutants du Chignon d’Olga, ou à l’empathie manifeste régnant entre ses comédiens, Bonnell a créé là une équipe mémorable. Ce qui n’était pas gagné si l’on s’en tient à la trame : A et B s’aiment, mais C et B également tandis que A et C vont commencer à s’aimer, d’abord en cachette de B puis ouvertement, formant un trio accompli. Dans le meilleur cas, ce peut être Marivaux pour les égarements du cœur, Feydeau pour les quiproquos en cascade. Dans le pire, Mouëzy-Éon ou Camoletti. L’intelligence de l’auteur est d’avoir su utiliser les ingrédients du vaudeville, portes qui claquent et amant dans le placard, pour les intégrer à une action dans laquelle la vérité du sentiment remplace la mécanique des faits. La scène où Mélodie (Demoustier), surprise avec son amante Charlotte (Verbeeck) par le retour de leur amant commun Micha (Moati), finit par s’enfuir par la fenêtre et, parvenue dans la rue, répond aux signes d’adieu de chacun, l’un ignorant l’autre, est un moment rare d’intense rigolade, au premier degré, celui de la situation même, et au second, celui du détournement du code. Ce recours au rire est unique, car, le reste du temps, c’est un drame que vivent les personnages : leur mutuel amour est sincère, rendu avec une justesse extrême – toutes les scènes entre Mélodie et Charlotte, où se mêlent sexe et interrogations, sont remarquables – et la découverte que le triolisme est la bonne solution n’est pas synonyme de partouze mais de fusion.
L’amour passion à plusieurs n’est pas une invention de Bonnell. On aura tôt fait de lui jeter Jules et Jim dans les pattes, en oubliant que Pierre Kast avait déjà tracé la voie dans La Morte-Saison des amours (1961) – et, plus près de nous, Pourquoi pas ! de Coline Serreau (1977) envisageait également la vie à trois comme une possibilité heureuse (1). Mais il est le premier, signe des temps, à inverser le nombre des facteurs : l’équilibre, ce n’est plus deux hommes et une femme, mais deux femmes et un homme. Un équilibre fugace : après une nuit de communion sans égale sur la plage (une plage du Pas-de-Calais, on voit la force de l’amour), Charlotte quittera ses deux amants endormis afin de les laisser vivre. On peut se désoler de ce retour au réel, adieu Fourier et ses deux amours, céladonique et sensuel. Mais un grand rideau d’ombre a été soulevé, il en restera bien quelque chose.
On pourrait croire qu’À trois on y va est un film grave. Il l’est, dans la mesure où les héros jouent leur vie au sérieux. Mais il regorge en même temps d’instantanés comiques – lorsque l’avocate Mélodie cloue le bec à un procureur – et de ces brins de mode d’emploi du quotidien qui font aussi le charme des films de Bonnell : comment retenir un éternuement lors d’une plaidoirie, comment remplacer un savon fondu sur un lavabo, comment éviter un contrôle nocturne d’alcoolémie. Comment unir le savoir-survivre et le savoir-aimer. Ça n’arrive pas si souvent.
- Et, bien plus loin, Lubitsch, dont Design for Living (1933) avait eu pour titre français l’explicite Sérénade à trois.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)